2 décembre 2015

Au cœur de la romance

Seuil, 2014 - Traduit de l'anglais et de l'allemand par Frédéric Joly

Considérant la teneur morale des changements de l'époque moderne, la thèse d'Eva Illouz est que le succès de "Cinquante nuances de Grey" n'est pas à chercher dans son contenu érotique/pornographique, mais dans le fait que la relation sadomasochiste mise en scène entre en résonance avec l'état actuel des rapports hommes-femmes. La romance développe un fantasme qui solutionne des contradictions liées à l'état funeste de l'amour et de la sexualité. La sociologue insiste sur la nouvelle dimension culturelle du "self-help" qui prolonge le livre dans la réalité intime des femmes et elle se positionne sur la quête dans laquelle s'inscrit la signification du sadomasochisme (BDSM). 
Carl Vilhelm Holsøe
Évolution des valeurs 

"Robinson Crusoé" (1719) était le roman d'une civilisation de plus en plus convaincue de la supériorité européenne et de la compréhension scientifique des lois de la nature. Il était dépourvu de toute dimension érotique.

"La case de l'oncle Tom" (1852), réputé pour avoir contribué au déclenchement de la guerre de Sécession, fut accusé de sentimentalisme, susceptible de détourner ses lecteurs de la stricte observation des principes religieux et moraux. Le recours aux sentiments, y compris au nom d'objectifs moraux et politiques élevés, suscitait la méfiance.  

"L'Éveil" (1899) de Kate Chopin, annonciatrice des auteurs féministes du vingtième siècle, raconte la découverte de la sexualité hors du couple légitime. Le livre reçut un accueil si glacial que l'auteure se reconvertit dans l'écriture de nouvelles.

Un siècle après L'éveil scandaleux, qu'un «porno soft» puisse devenir succès populaire mondial "permet de prendre la mesure des immenses changements intervenus depuis lors dans les valeurs occidentales – des changements peut-être aussi décisifs que l'introduction de l'eau courante et de l'électricité dans les foyers."
Carl Vilhelm Holsøe
Les clés des best-sellers

Comment un livre devient -il succès mondial ? 

Dans le célèbre ouvrage "Le point de Bascule", Malcolm Gladwell explique les phénomènes de mode et le succès des tendances. Ils sont propagés par des gens «qui se trouvent au bon endroit», sont présentés de façon convaincante et dans un contexte approprié. Les idées nouvelles se diffuseraient comme des microbes et des épidémies (théorie des «mèmes» de Richard Dawkins). Il n'est pas certain que cette approche corresponde à un livre comme Cinquante nuances de Grey qui reprend des stéréotypes de romans sentimentaux et se diffuse d'abord "par le bouche-à-oreille bien plus que sous l'influence d'agences de marketing"

Dans un essai de 1989, le sociologue américain Michael Shudson a tenté d'expliquer pourquoi certaines idées et textes accèdent plus vite que d'autres à une large visibilité. Il a défini cinq facteurs :
1. L'accessibilité. 
2. La force rhétorique : le bien culturel doit être amusant, parlant, graphique, dramatique, épatant, beau.
3. La résonance : c'est la pertinence que revêt un bien culturel aux yeux de son public, c'est-à-dire sa position dans la tradition culturelle où il s'inscrit. 
4. L'idée ou le récit doit faire l'objet d'un processus d'institutionnalisation : programmes scolaires, bibliothèques, etc... Il atteindra ainsi un vaste public disséminé.
5. L'incitation à l'action : une publicité, par exemple, prescrit comment le public doit agir et ce dernier le fera d'autant que la valeur d'incitation est forte.

Le livre de E.L. James répond à ces facteurs. L'accessibilité, grâce à Internet et les supports électroniques répandus. La force rhétorique tient à sa teneur pornographique ou érotique. La résonance est nette dans une société où "la sexualité a acquis une certaine autonomie en tant que domaine d'action pourvu de règles et de valeurs spécifiques". L'inscription institutionnelle est moins à rechercher du côté des écoles et bibliothèques que dans les multiples sphères qu'elle a mobilisées : forums Internet où dialoguent beaucoup de femmes, librairies, émissions de télévision, groupes féministes, ... Enfin le potentiel d'incitation se mesure à l'aune de l'augmentation spectaculaire des chiffres de vente des accessoires érotiques mentionnés dans le roman.

Néanmoins, Eva Illouz ne se satisfait pas de ces explications et pense qu'il faut distinguer deux parties dans l'histoire d'un succès. Le livre décolle et se place d'abord en tête du palmarès des ventes, phase à laquelle succède celle où chacun en entend parler comme d'un best-seller. Dans la première phase c'est l'attrait émotionnel et esthétique exercé par l'histoire qui opère, dans la seconde il s'agit plutôt d'une "dynamique consumériste faite d'imitation et de distinction.
Si la seconde phase de l'évolution obéit aux facteurs décrit plus haut, la première s'explique avant tout par la force d'une histoire spécifique, ce dont Gladwell et Shudson, selon Illouz, commettent l'erreur de ne pas tenir compte : "Pour une sociologue de la culture, les bests-sellers permettent de comprendre pourquoi une histoire donnée en vient à revêtir une signification pertinente pour les individus dans un environnement culturel spécifique."
Il faut savoir que le roman a été écrit par une auteure amateur et comme de la littérature d'amateur. Commercialisé sur Internet, y ont été intégrés les commentaires des lectrices et lecteurs. Ces éléments sont importants si l'on veut considérer ses implications sociologiques.
Carl Vilhelm Holsøe
Contradictions sociales

Les textes à succès sont précisément ceux qui encodent des situations sociales problématiques (Robert Darnton). Celles-ci reflètent une disjonction entre les objectifs des individus et les moyens dont ils disposent pour les atteindre. Or les livres de fiction les plus prisés solutionnent ces conflits et permettent de s'accommoder de la réalité.

Ainsi, dans les contes populaires, on trouve des personnages dotés d'attributs contradictoires combinés (à la fois forts et faibles, pouvoirs magiques). De même, dans "Roméo et Juliette", la mort des amants résout les contradictions entre l'amour et l'interdiction de la famille ou la pression d'une société qui ne veut pas de l'amour pour fondement du mariage.

Dans une analyse novatrice de la littérature sentimentale, Janice Radway (Reading the romance) a montré que les femmes sont aujourd'hui littéralement écartelées entre le désir d'autonomie et le désir d'être reliée à autrui. Vis-à-vis des enfants, on leur demande une éthique romantique de l'amour inconditionnel à côté de compétences d'expertes, fonctions autrefois exclusives l'une de l'autre. Ces contradictions sont sources de désorientation et les livres qui les inscrivent en leur sein peuvent rencontrer un large succès populaire. Et ce d'autant qu'ils imaginent des solutions à ces apories, comme Cinquante nuances de Grey le fait, on le verra plus loin, pour les femmes confrontées à leurs paradoxes amoureux et sexuels contemporains.
Carl Vilhelm Holsøe
Self-help

L'idée est donc que les romans populaires génèrent des fantasmes qui expriment une composante problématique de la réalité sociale et qu'ils réussissent à l'éluder. 

S'ajoutent à cela les éléments de "self-help" qui font le pont entre le roman (c'est-à-dire le fantasme) et le réel en indiquant des recettes et des instructions. "Ma thèse, à cette étape, consisterait à dire qu'une grande partie de la littérature populaire et des formats culturels destinés aux femmes fonctionnent précisément sur le mode du self-help; les magazines féminins, les guides pour s'aider soi-même, les romans d'amour, les talk-shows, etc... constituent une sorte de boîte à outils à l'aide de laquelle les individus peuvent s'orienter [...]." Les lectrices tentent de "tirer" du texte quelque chose qu'on peut emporter avec soi, des conseils pratiques, une sagesse particulière. Dans les cas du roman qui nous occupe, la fiction, dans cette logique du "self-help", prolonge le fantasme du livre en plaisir de la vie quotidienne, comme le ferait un manuel. 

Quels sont les antagonismes vécus par les femmes que la relation sado-masochisme du roman de E. L. James permettrait de solutionner ? Le féminisme trouve-t-il un terrain propice dans la sexualité ? Poursuite de la réflexion de l'intellectuelle israélienne dans le prochain billet. 
Femme à la veste verte (1913) - August Macke

17 commentaires:

  1. billet tout à fait intéressant je suis souvent stupéfaite en regardant les listes de meilleures ventes : effrayant

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    1. C'est un phénomène de société qui appelle effectivement les réflexions des sociologues. Nous y sommes.

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  2. Difficile de croire que les femmes aient attendu ce livre pour avoir des fantasmes.
    Avez-vous rencontré Anaïs Nin ("Venus Erotica") dans cette étude ?
    Critère commercial d'une certaine culture contemporaine : "le bien culturel doit être amusant, parlant, graphique, dramatique, épatant, beau".

    Bon, bon, je lirai la suite.

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    1. Je ne vois pas où vous lisez que les femmes ont attendu E.L. James pour fantasmer.
      Anaïs Nin n'est pas mentionnée dans l'essai, dans la mesure où ses écrits intimes ne font pas partie, à ce que je sache, de la littérature érotico-sentimentale populaire à laquelle s'attache la présente réflexion.

      Merci de manifester l'intention de lire la suite.

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  3. Fort belle contribution, a suivre, donc ! Merci.

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    1. Pas évident de résumer cette intellectuelle, son livre est court mais très dense et pas structuré de manière très didactique. L'essentiel doit se déduire d'un discours ininterrompu, brillant et touffu.
      D'ores et déjà, bon week-end K.

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  4. J'attends également la suite pour voir comment sa réflexion évolue. Ce n'est pas évident avec des livres lancés comme des produits et consommés parce que il faut faire comme tout le monde (c'est ce que j'ai surtout vu autour de moi).

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    1. Justement, ici ce qui intéresse l'auteure, c'est la phase de décollage du livre qui n'a pas bénéficié d'un lancement à la façon "fast-fiction", comme les James Patterson dont le marketing permet d'en fourguer six par an. (À cet égard, il y a un extrait de l'essai qui vaut le détour, j'espère le placer quelque part à l'occasion).
      Le comportement de lecteur mouton existe, mais il est précédé/accompagné pour "50 nuances..." par un phénomène que n'explique pas le cheminement habituel d'un best-seller.

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  5. Très intéressant... La suite !

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  6. Aïe, faut-il avoir lu ces cinquante nuances? Bon, je pense que tout le monde sait de quoi cela parle, cela devrait suffire pour suivre cet essai? (je souris car ce livre -quel tome je n'ai pas regardé- était sur la table de salon de ma cousine )(et je ne pense pas que ce soit son mari qui le lise -quoique)
    Je suis votre réflexion dans de prochains billets (et fais mon miel actuellement de la madeleine et le savant- merci)

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    1. Pas besoin de l'avoir lu, oh non, ce n'est pas du tout le but !! D'ailleurs je ne me suis même pas procuré le livre numérique.
      Par contre l'étude de Eva Illouz vaut la peine. Malgré une écriture peu sophistiquée, il est destiné à un public motivé par une solide volonté de compréhension.

      C'est chouette que vous profitiez du livre de Didierjean, merci de le signaler.

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    2. Grâce à vous! Un livre parfaitement lisible, qui m'a duré une bonne semaine (c'est exceptionnel)et donnera deux billets (exceptionnel aussi). Je doute que les mots psychologie cognitive et Proust attirent des foules de lecteurs futurs, mais peu importe.

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    3. Oh j'en doute aussi, c'est comme les analyses de sociologie pour expliquer le succès de la romance érotique, mais je crois quand même que le livre de Didierjean est plus lisible que celui de Eva Illouz.
      Je ne manquerai pas d'aller voir vos billets, malgré un emploi du temps très chargé les prochains jours. Bonne journée Keisha !

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    4. Et je ne manquerai pas de faire un lien vers "En lisant en voyageant".

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  7. Quel travail; formidable, vous avez réalisé pour écrire ce billet!
    Comme les commentateurs précédents, tout mon intérêt est en éveil, merci beaucoup.

    Les illustrations que vous avez choisies sont vraiment magnifiques.

    Bon dimanche à vous.

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    1. Merci !
      À l'heure de vous répondre, la suite est disponible, j'espère que vous maintiendrez votre intérêt.

      Oui un travail important, mais il est librement choisi. Une double difficulté s'ajoute à celle des billets habituels : le sujet est délicat et peut heurter. Ensuite, sexualité et féminisme ne font pas partie de mes préoccupations habituelles et des maladresses sont vite commises. Un effort sérieux de compréhension était donc requis.
      La plus belle récompense est de constater que l'analyse a été correctement perçue au vu des réactions. Si elles ne sont malheureusement pas toujours adéquates, les plus pertinentes, les plus positives autorisent de penser qu'on n'a pas travaillé pour rien :-)

      Bon dimanche Colo !

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