"S'ils choisirent de faire œuvre, c'est parce qu'ils souhaitaient laisser en nous
la trace que la vie peinait à inscrire en eux."
Passionnant ! Et le sujet est inattendu. Marcel Proust et Jean Cocteau, complices malgré la distance d'une petite génération, établirent une relation affective qui naquit de l'admiration du premier pour celui qu'il appelait "Cocto". Claude Arnaud en décrit la nature conflictuelle et observe comment Proust y fit figure d'assassin au point que le cadet aurait aujourd'hui "besoin de nous" pour rendre justice à son talent. Alors que l'on voit le "saint littéraire", que la postérité a fait de l'auteur de la "Recherche", descendre de son piédestal et prendre une figure plus humaine mais redoutable.
Claude Arnaud possède bien la vie de Jean Cocteau, il est l'auteur d'une biographie notable d'où il garda l'impression de connaître l'artiste "de l'intérieur" : "il me semblait en savoir plus sur cet être étrange que sur la plupart de ceux et celles avec qui j'avais pu vivre". Il jugeait nécessaire, à travers une sorte de seconde vie, de rendre à Cocteau une cohérence éparpillée parmi les multiples formes et métamorphoses de l'art du créateur pluriel. On comprend combien "Proust contre Cocteau" s'inscrit dans le prolongement de cette volonté de résurrection. Le procès est-il vain ? Car si on découvre encore Cocteau au hasard d'une balade chez les bouquinistes, le public continue à vénérer la "Recherche" : "Héritier d'un imaginaire monarchique et chrétien, il restera plus sensible à ce monument conforme à ses attentes centralisatrices".
Malgré le grand nombre de lettres dispersées ou volées, l'enquête de Claude Arnaud s'appuie sur des sources textuelles variées pour conférer une allure de comédie dramatique à cette relation tortueuse. Il est peu explicite toutefois sur la nature concrète de l'affection qui les lia : il est clair que Proust ne fut jamais un Radiguet pour Cocteau alors que Proust fit tôt place à un sentiment d'envie envers le prodige : "Incapable de ramasser littérairement sa sensibilité, le petit Marcel envie l'intelligence cursive de Cocteau, qui perçoit d'emblée ce qu'il percevra toujours".
"Tout sépare le cadet qui aime prendre des photos, de l'aîné
qui peut rester des heures à contempler l'image d'êtres aimés."
Avec un esprit synthétique engageant, Arnaud choisit les détails marquants des parcours initiaux pour brosser séparément en quelques traits des psychologies jumelles : dévotion pour une mère éclairante et étouffante, une sensibilité à fleur de peau, le désir de gloire, l'homosexualité. "La conscience de Proust est une serre démesurée que le moindre rai de soleil aveugle et où le plus petit son trouve un écho horrible, tel un rapide violant un tunnel. [...]. Tout comme l'élu la colonise entièrement, dans l'attente amoureuse, la plus petite réserve a l'effet d'un séisme sur elle [...]". L'attention de Cocteau est plus "détailliste" : "Elle enregistre avec la même acuité les gestes et les intentions mais elle tend à réduire les êtres à des silhouettes, sinon des caricatures [...]". Chez Cocteau les personnages de la "Recherche" passent en un éclair, d'ailleurs Proust lui écrira : "Vous qui pour les vérités les plus hautes vous contentez d'un signe flamboyant qui les rassemble".
Proust admira l'art de Cocteau et, affectueusement, lui reprocha très vite les péchés qui minèrent sa propre jeunesse : "Ce qu'un autre aurait écrit aussi bien que toi, ne l'écris pas". L'influence de Anna de Noailles sur le jeune poète et l'attention croissante qu'il consacre à la Chevigné, dont Proust sera le soupirant perpétuellement éconduit, lui font mettre en garde son cadet contre l'artifice et la complaisance. "Vous ne pensez pas votre art, c'est l'époque qui le conçoit [...]". Mais comment Cocteau admettrait-il qu'il se trompe alors que la société lui donne raison ? Il n'éprouvera pas comme son aîné "le besoin de se rassembler, mais de s'étoiler" et il faudra attendre pour que le masochisme devienne un des ressorts de la création coctienne.
"Mille fois blessé dans ses attentes affectives,
Proust est devenu le tueur le plus raffiné de la capitale."
Bientôt Proust, alerté par sa santé, entreprend de se retirer du monde au profit de son œuvre. Il reçoit encore des gens comme Jean Rivière de la NRF et s'active en faveur de Cocteau, mais la critique ne suit pas. Celui-ci soupçonne son vieil ami de n'avoir pas voulu l'aider : "le diable qui nous éloigne l'un de l'autre" écrira-t-il à Proust. Dans cette (tendre ?) guerre d'écrivains, Arnaud a choisi son camp. À propos de Proust : "Habitué à détecter des réserves dans le moindre élan, il en venait à soupçonner derrière tout compliment une forme d'envie, derrière tout sacrifice un calcul. Redoutable médecin, quand il s'agit de soigner ses amis, Proust reste le pire des rebouteux pour lui-même".
Les modèles des principaux héros de la "Recherche" finissent par se reconnaître dans les figures qu'ils ont inspirées au point que Proust hésite à leur envoyer ses volumes. Dans son élan, Arnaud ramène – un peu hâtivement, car l'alchimie créatrice fut certainement plus complexe – l'entreprise de Proust à une vaste scène de crime dans laquelle, outre la révélation du vide que cache la société dépeinte, il fait périr ceux qui l'ont jadis négligé, comme une ultime manière d'établir sa supériorité.
"Le pauvre Proust de chair lui masque le saint de papier."
À la mort de Marcel, Cocteau émet des réserves sur l'œuvre et se montre à mon sens aussi injuste que Proust pût l'être. Il sainte-beuvise[*] plus que jamais, incapable de "dissocier ce Narrateur qui adore sa grand-mère de l'être terrestre que Mme Proust mit incomplètement au monde, être que son fils abandonna à son tour, comme une vieille pelisse mitée, indigne de sa vraie personne, pour tisser sa Recherche jusqu'à en mourir [...]".
Dans ce contexte du Narrateur, Claude Arnaud ravive l'opposition de Proust et Sainte-Beuve. Pour la plupart des lecteurs contemporains, elle a perdu son acuité car le roman a acquis une «virginité» détachée du réel qui l'a engendré. Ceci conduit à interroger la légitimité du distinguo radical de la Nouvelle Critique: l'œuvre naît-elle, comme l'affirme Proust, d'un moi profond vécu par les seuls artistes et qui fait (doit faire) abstraction des autres ? Mais si ce moi n'a rien à voir avec l'homme qui envoya à Jean Cocteau des dizaines de lettres depuis le boulevard Haussmann, de quelle nature est cet être-là ?
Les masques – qu'ils soient justifiés ou forcés –, à travers lesquels le livre de l'excellent Claude Arnaud propose de nous faire regarder, enchantent. Ne boudons pas ce plaisir.
Gageant que Claude Arnaud et son éditeur ne prendront pas ombrage de cette frénésie de marque-pages, après les nombreuses citations déjà, un extrait demain.
Dans ce contexte du Narrateur, Claude Arnaud ravive l'opposition de Proust et Sainte-Beuve. Pour la plupart des lecteurs contemporains, elle a perdu son acuité car le roman a acquis une «virginité» détachée du réel qui l'a engendré. Ceci conduit à interroger la légitimité du distinguo radical de la Nouvelle Critique: l'œuvre naît-elle, comme l'affirme Proust, d'un moi profond vécu par les seuls artistes et qui fait (doit faire) abstraction des autres ? Mais si ce moi n'a rien à voir avec l'homme qui envoya à Jean Cocteau des dizaines de lettres depuis le boulevard Haussmann, de quelle nature est cet être-là ?
Les masques – qu'ils soient justifiés ou forcés –, à travers lesquels le livre de l'excellent Claude Arnaud propose de nous faire regarder, enchantent. Ne boudons pas ce plaisir.
Gageant que Claude Arnaud et son éditeur ne prendront pas ombrage de cette frénésie de marque-pages, après les nombreuses citations déjà, un extrait demain.
Grasset & Fasquelle, 2013, 203 pages.
[*] sainte-beuviser : la critique de Sainte-Beuve s'appuyait sur la biographie et les documents historiques liés à un auteur. Méthode contestée par Proust : c'est dans notre cœur qu'il faut chercher le moi de l'écrivain.
A la sortie de ce livre, j'avais entendu l'auteur à la radio et c'était effectivement passionnant. Vous me le remettez en mémoire, c'est parfait.
RépondreSupprimerL'auteur prend position et se montre un peu partial dans ce duel, mais j'ai eu l'impression d'avoir connu ces eux écrivains, de les avoir vu vivre.
SupprimerJe suis allé voir il y a peu la tombe de Marcel Proust au Père Lachaise, discrète, à taille humaine, quelques coquillages et des billets, loin de la légende monumentale qui gravite autour du petit Marcel. Découvrir Proust avec ses défauts, pour ne pas dire ses vices, ses souffrances aussi, cela me ramène dans la même impression que devant l'endroit où il repose avec des proches : une finitude écrasante que la gigantesque glose autour de la Recherche ne mesure pas.
Je suis en train de suivre des cycles de conférences, notamment sur Cocteau et Proust. Ce livre qui les rassemble ne peut pas mieux tomber, merci !
RépondreSupprimerJe suis content que ce livre vienne juste à point pour vous ! J'espère avoir un petit retour (sur "Calou" peut-être) à propos de ces cycles de conférences ? Si vous y adhérez, c'est qu'elles sont intéressantes.
SupprimerBonne journée Pascale.
je l'ai emprunté en bibliothèque mais je suis restée dubitative, un livre de qualité effectivement mais je suis perplexe devant cette relation qui finalement n'a apporté ni à l'un ni à l'autre.
RépondreSupprimerC'est une autre histoire... Dire que cette relation les a comblés serait très exagéré en effet, mais de la placer sous la loupe a le mérite de faire comprendre qu'ils étaient des hommes.
SupprimerNon... sur mon site, uniquement des chroniques maintenant... Cet après-midi, conférence sur la géopolitique en Afrique. Je vous abandonne, je m'en vais en Namibie, chouette !
RépondreSupprimerBonne après-midi alors !
SupprimerJe n'ai pu rater cette lecture (Proust c'est ma madeleine ^_^ je sais où j'étais à quasiment chaque lecture), d'ailleurs j'ai découvert qu'ils se connaissaient. J'avoue peu connaître Cocteau, en fait. Trop doué? Trop dispersé?
RépondreSupprimerJ'aime ce que vous dites à propos de Cocteau (je ne le connaissais guère avant) : trop doué et trop dispersé, c'est bien de cela qu'il s'agit.
Supprimerj'aime beaucoup la lecture de Proust , qu'on peut lire et relire à l'infini, je n'ai jamais réussi à m’intéresser à Cocteau. Le pire, pour moi, ce sont ses films, mais que dire de sa poésie!
RépondreSupprimerbref je crois qu'il ne reste pas grand chose sauf peut-être un air du temps.
J'ai essayé de lire de la poésie de Cocteau à l'occasion de ce livre : je passe totalement à côté et n'étais pas plus sensible à ses films étant jeune. Pour Claude Arnaud, le désintérêt de notre époque pour Cocteau est injuste.
SupprimerPartial, en effet. Un tel jugement me laisse sceptique : "Héritier d'un imaginaire monarchique et chrétien, il restera plus sensible à ce monument conforme à ses attentes centralisatrices".
RépondreSupprimerL'essai semble s'intéresser aux personnalités plus qu'aux oeuvres de ces deux écrivains que j'ai beaucoup lus, l'un et l'autre, et je vous signale des pages de Cocteau sur Proust dans "Opium", intitulées "Nous deux Marcel. Notes sur Proust (Retour de la mémoire)"
La phrase qui vous laisse perplexe traduit l'idéologie d'activiste de gauche qui a animé Arnaud dans sa jeunesse. Je la donne afin de ne leurrer personne sur la nature de son engagement, la citation situe le livre.
SupprimerSi on se place sur le plan de la critique littéraire (on peut ne pas aimer les biographies et préférer l'œuvre, c'est souvent mon cas), votre seconde remarque rejoint ce qui est développé beaucoup dans le livre, lorsque Cocteau juge l'œuvre après la mort de son ami (voir la fin du billet) : faut-il faire totalement abstraction de l'homme derrière le moi qui écrit ? Cocteau n'y est pas parvenu.
Claude Arnaud n'a pas fait pas ici le choix de l'œuvre et la biographie prévaut. Est-ce tabou ? Je n'ai pas les compétences, ni votre bagage (tel celui que vous conseillez, je vous en remercie, je vais essayer de le trouver) pour juger jusqu'où l'auteur a pris des distances par rapport à la réalité, je reste néanmoins convaincu que l'apport de la réalité biographique est important, j'ai voulu écrire urgent, lorsqu'il s'agit de « peser » un texte. C'est moins sensible dans d'autres domaines artistiques.
Dire cela est déjà partial en soi, bien entendu.
Ma réponse ne serait pas complète si je n'écrivais une partie de la citation (je n'en suis plus à une près) en épigraphe de ce livre : «.. rien ne nous rend plus heureux que lorsqu'on s'approche de nous avec une caisse de masques exotiques et qu'on nous présente maintenant les plus rares exemplaires, les masques du meurtrier, du magnat de la finance, du grand explorateur. Regarder à travers eux nous plonge dans l'enchantement. » (Walter Benjamin)
Merci, en tous cas, d'apporter votre avis sans détour, c'est appréciable.
Magnifique, cette épigraphe de Walter Benjamin. Merci, Christw.
SupprimerElle a son importance dans ce genre d'essai.
SupprimerÀ bientôt Tania.
hello~ sorry about asking in English, but I have a question. Do you know whose drawing the 4th image is?
RépondreSupprimerYou'll find the drawing and the original photography which inspired it on Philippe Sollers blog : http://www.pileface.com/sollers/spip.php?article1466
SupprimerSorry, i don't know drawing's author.
Merci beaucoup!!!
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