"Je me crois libre de toute superstition de modernisme, d'aucune illusion qu'hier diffère profondément d'aujourd'hui ou différera de demain, mais je considère qu'aucune autre époque ne possède des romans de sujet aussi admirable que Le Tour d'écrou..." J.L. Borgès
Ce roman fantastique m'a emballé et les cent quatre-vingt-dix pages du poche ont été expédiées en moins de deux jours. Dans un style raffiné, avec un sens de la tension graduelle, de l'ordonnance concise, ceci pour la forme, et un regard intuitif sur l'enfance assez retenu pour autoriser l'ouverture aux interprétations, ainsi qu'une sensibilité aux théories psychiques du tournant du siècle (1898), ceci pour le thème, Henry James donne à cette longue nouvelle l'étoffe du chef-d'oeuvre, de la référence.
Le compte-rendu est scindé en deux parties : si vous n'avez pas lu Le Tour d'écrou, si vous projetez de le lire, évitez la seconde où il est question d'interprétations qui déflorent le dénouement de l'histoire.
Le prologue recourt à une mise en abyme : durant une veillée de Noël, un vieil homme, Douglas, inspiré par l'anecdote d'un hôte qui évoque la vision d'un fantôme par un enfant terrorisé, rapporte qu'il détient dans un tiroir sous clés le manuscrit impressionnant d'une jeune institutrice, dont il a été amoureux, qui narre un cas semblable, à la différence qu'il s'agit de deux enfants : "Il n'y a jusqu'ici que moi qui l'aie jamais su. C'est par trop horrible."
Le Tour d'écrou est le récit à la première personne de cette femme entrée au service d'un séduisant et mystérieux oncle et tuteur de deux enfants orphelins, Flora et Miles, qui vivent éloignés de lui dans un manoir en compagnie d'une gouvernante Mrs Grose. La seule condition de l'emploi bien rétribué pour s'occuper des enfants est de ne pas troubler l'oncle pour quoi que ce soit et de résoudre elle-même les difficultés.
Flora et Miles paraissent d'emblée merveilleux aux yeux de la nouvelle préceptrice, bien que le jeune Miles ait été renvoyé du collège pour une raison inconnue. Puis l'institutrice est confrontée à des visions inquiétantes, l'ancien valet décédé Quint lui apparaît en haut d'une tour de la demeure puis derrière une fenêtre. Elle se confie à Mrs Grose qui l'informe de ce qui s'est passé à Bly avant elle. Surviennent d'autres événements bizarres, les apparitions de la préceptrice précédente, Miss Jessel, morte également, puis le comportement suspect des enfants, qui font supposer à la narratrice qu'ils voient eux aussi les spectres et feignent l'insouciance.
Les révélations de Mrs Grose sur les disparus – Miss Jessel et Quint avaient une liaison – induisent un jugement pernicieux sur leurs relations avec les enfants. La pauvre femme épouvantée se refuse néanmoins à contacter l'oncle car elle y verrait faillite de sa mission mais elle tient à protéger les enfants de l'horreur.
James ne joue pas de l'épouvante grossière, il opte délicieusement pour la suggestion, le frisson vient moins de la présence des spectres que du désordre secret qui en résulte: "... j’ai l’impression de pouvoir mieux rendre ces bizarreries en montrant presque exclusivement la façon dont elles sont ressenties, en reconnaissant comme leur intérêt principal quelque impression fortement suscitée par elles et intensément subies." (H. James [1])
Le lecteur est amené à s'inquiéter pour la narratrice, pour les enfants, puis à douter de tout tandis que monte l'intensité du drame : les enfants sont-ils corrompus, la préceptrice est-elle saine d'esprit ?
Le lecteur est amené à s'inquiéter pour la narratrice, pour les enfants, puis à douter de tout tandis que monte l'intensité du drame : les enfants sont-ils corrompus, la préceptrice est-elle saine d'esprit ?
Si la lecture fut rapide, elle laissa place à maintes interrogations lors de l'achèvement. Vient l'interprétation, tout aussi délicieuse, où l'on se plonge tour à tour dans les commentaires abondants, issus de la psychologie, de la psychanalyse et de la critique littéraire, qui accompagnent ce récit étrange et fantasmatique.
BD par Hervé Duphot |
"Lorsque Gide découvrit que Le Tour d’écrou n’était pas une histoire de fantômes, mais probablement un récit freudien où c’est la narratrice – la gouvernante avec ses passions et ses visions – qui, aveugle à elle-même et terrible d’inconscience, finit par faire vivre les enfants innocents au contact d’images effrayantes dont, sans elle, ils ne se douteraient pas, il fut émerveillé et ravi (…)" (M. Blanchot) [2]
J'ai repéré deux analyses sur la Toile : l'une (dont est issue la citation précédente) est vraiment trop orientée vers un lectorat initié (psychanalyse, sexualité infantile) pour nous intéresser, parcourons l'autre (Enfance & Psy, 2008). Cette publication de Jean-Louis Le Run se penche de manière convaincante et détaillée sur les nombreux regards croisés du récit et s'appuie sur la théorie freudienne de la pulsion du regard, avec ses trois temps: regarder un objet d’intérêt, puis abandon de cet objet pour se regarder, et enfin instauration d’un nouveau but, être regardé. On retrouve cette séquence dans la succession autoérotisme / voyeurisme / exhibitionnisme dans la perversion.
Quelques extraits significatifs.
Importance du rôle de la gouvernante Mrs Grose : "... il faut souligner que c’est elle et elle seule qui alimente par ses informations la réflexion de la jeune femme sur ce qui s’est passé à Bly avant son arrivée, et qu’en cela elle joue un rôle important dans le trouble qui s’empare aussi du lecteur. Elle est par ailleurs très attachée aux hiérarchies sociales, et on ne sait pas dans quelle mesure son étroitesse d’esprit l’amène à juger négativement la liaison de Quint et Jessel et leur relation aux enfants, qui n’est peut-être perverse que dans son jugement."
James sème la perplexité : "Tout au long du récit James brouille donc constamment les pistes et le lecteur, balloté entre les convictions de l’institutrice, le regard de Mrs Grose et son intime conviction, ne sait plus où se situent la réalité et la fiction, le fantastique ou la folie."
Importance de la rencontre initiale avec l'oncle : "Le premier regard, celui que la fraîche institutrice porte sur l’oncle, est déterminant. Elle est éblouie, séduite comme elle le sera d’ailleurs par les enfants, et désormais son désir est de provoquer la réciproque, c’est-à-dire être regardée. [...]. Mais les termes mêmes du contrat qui peut lui apporter l’estime de l’oncle interdisent ce regard. Cette contradiction est le moteur de l’histoire. L’institutrice se débat tout au long du récit avec ce paradoxe. Elle en sort par un clivage en choisissant consciemment de respecter le contrat alors qu’inconsciemment elle veut faire venir l’oncle. Tension qui l’amène à produire ses symptômes, hallucinations et actes manqués."
L'importance de la pulsion de regard (Freud) : "Le troisième temps de la pulsion scopique est le temps d’être regardé, le temps du donner à voir. Mais c’est précisément le temps rendu impossible par les conditions de l’oncle. Alors, puisqu’il se refuse, il va voir ce qu’il va voir ! " et cela conduit au drame.
Le dénouement : "Débute alors un affrontement qui prend la forme d’un combat entre ange et démon, où elle semble triompher de la « bête immonde » qu’elle voit prête à bondir sur sa proie. Elle relâche son étreinte à l’aveu obscur de Miles de ce qui aurait causé son renvoi du collège : il aurait dit là-bas des choses qu’on imagine à caractère homosexuel, mais rien n’est explicite. Brusquement, convaincue d’une nouvelle charge du monstre, elle finit par bondir à son tour sur l’enfant en une ultime et fatale étreinte. La dernière phrase confirme l’horrible pressentiment : « Je le saisis : oui, je le tenais bien, on peut imaginer avec quelle passion, mais au bout d’une minute, je commençai à m’apercevoir de ce que je tenais réellement. Nous étions seuls dans le jour paisible, et le petit coeur, enfin délivré, avait cessé de battre.»"
Le texte de James, comme beaucoup de ses romans, enferme un secret autour duquel il gravite indéfiniment, entre miroirs et reflets indirects et dans Le Tour d'écrou (contrairement à la nouvelle L'élève) cette énigme est une bulle qui éclate au moment où l'on croit s'en saisir. L'existence des fantômes importe moins que ce que James nomme la jeune femme prise dans son labyrinthe. Roger Bozetto : «... l’enfoui et l’indicible engendrent, dans et par le texte, le travail de sa mise à jour et non son secret. Ce n’est pas l’aveu qui compte mais ce que le lecteur est amené à fantasmer par le travail du texte lui-même ».
L'article signale plusieurs œuvres d'art qui produisent ce genre de boucles étranges et ambigües, ainsi que les a relevées Douglas Hofstadter : canons et fugues de Bach qui reviennent à leur point de départ sans rupture, gravures de M.C. Escher qui présentent un escalier "impossible" revenant à son début sans cesser de monter, ou encore le paradoxe d'Épiménide : «Tous les Crétois sont des menteurs, or je suis crétois.»
"Tous ces exemples renvoient in fine à l’impossibilité de se définir soi-même, de comprendre ses propres processus de pensée. Ce que James nous fait parfaitement ressentir dans Le tour d’écrou comme dans d’autres œuvres où la subjectivité du point de vue est patente et où la réalité toujours relative ne provient que du croisement des regards."
Cette analyse nous a conduits loin, et je reste largement en retrait des implications et interprétations tenant à la psychanalyse pédiatrique qu'autorise ce roman et pour lesquelles il peut représenter un magistral cas clinique, avec les considérations taboues et irrecevables de l'époque, l'homosexualité et la pédophilie : les fantômes et la folie de l'institutrice permirent à James de mettre les choses à distance, tandis que Freud recevait un accueil insultant à la publication de ses trois essais sur la théorie sexuelle en 1905.
Cette analyse nous a conduits loin, et je reste largement en retrait des implications et interprétations tenant à la psychanalyse pédiatrique qu'autorise ce roman et pour lesquelles il peut représenter un magistral cas clinique, avec les considérations taboues et irrecevables de l'époque, l'homosexualité et la pédophilie : les fantômes et la folie de l'institutrice permirent à James de mettre les choses à distance, tandis que Freud recevait un accueil insultant à la publication de ses trois essais sur la théorie sexuelle en 1905.
Sans oublier que Le tour d'écrou reste une oeuvre artistique avec des personnages qui obéissent aux choix esthétiques de l'auteur. Il serait réducteur de n'y voir qu'un cas pathologique, car Henry James "sait à merveille nous entraîner dans son jeu et l’essentiel de notre plaisir est là."
Le ruban de Möbius |
[1] S. Felman, « Henry James, folie et interprétation », dans La folie et la chose littéraire, Paris, Le Seuil, 1978
ah là je me trouve en pays ami, Henry James est un très très grand auteur que j'apprécie énormément, j'ai été très intéressé par ces interprétations de la nouvelle, je me souviens avoir travailler dessus en cours de psycho lors de mes études, c'est une nouvelle très dérangeante et à ce titre elle me met encore aujourd'hui très mal à l'aise mais ça c'est sûrement mon histoire qui affleure, au secours M Freud :-)
RépondreSupprimerJ'aurais du faire psycho ! J'aurais saisi d'emblée la portée de cette nouvelle qui, contrairement à vous, ne me met pas mal à l'aise, j'aime ces atmosphères bizarres.
SupprimerL'interprétation que je décris dans le billet, qui m'a séduit, fait la part belle aux enfants et met en cause l'institutrice. Je ne suis pas sûr que si j'avais dû donner mon impression au sortir du livre, je n'aurais pas dénoncé deux petits monstres...
J'ai suivi votre conseil et pas lu la deuxième partie puisque c'est un roman que je ne connais pas encore. Ce que vous en dites est très attirant, même si je ne suis pas une grande fan de James.
RépondreSupprimerSi vous le lisez, vous pourrez revenir aux pistes fournies ici.
SupprimerMais si vous n'êtes pas fan...
J'ignorais tout à fait tout ce qu'on pouvait trouver, caché dans l'oeuvre de Henry James, mais voici que ça m'intrigue...Une mine d'observations... Merci!
RépondreSupprimerIl est permis de se demander jusqu'où Henry James souhaitait aller, si certaines interprétations ne se servent pas du récit de James comme d'un prétexte (quel beau cas d'école !) pour y appliquer/développer des théories psychanalytiques élaborées et y voir bien plus que ne l'a jamais imaginé James. Mais pourquoi pas ? J'aime beaucoup voir une oeuvre «enfler» de la sorte, je trouve que c'est un des grands plaisirs offerts par la littérature.
SupprimerMoins ambitieuses, les explications de mon billet donnent des pistes pour élucider de façon très satisfaisante, me semble-t-il, les énigmes qui subsistent au terme de la lecture.
Je n'ai pas lu cette oeuvre, mais j'ai vu l'opéra de Britten, et à lire votre billet j'ai l'impression que c'est vraiment collé à l'intrigue de James. Imaginez musique, mise en scène, personnage visibles, et vous comprendrez que je suis restée assez choquée (je n'ai vraiment pas tout compris). Deux enfants étaient sur scène, chantant leur rôle. (mais chez Britten c'est assez parlé chanté)
RépondreSupprimerVotre avis sur l'opéra (B Britten) est très intéressant, "personnages visibles" dites-vous. Ceci met l'accent sur un caractère exclusif de la littérature : il est compliqué de transposer visuellement sur scène ou à l'écran une telle narration à la première personne. Les apparitions sont-elles vues par les autres personnages que l'institutrice ? Nul ne le sait, même si elle le dit, et c'est justement ça le truc. Représenter les fantômes visuellement tend à ôter une composante essentielle du "tour d'écrou", c'est-à-dire le questionnement du lecteur embrouillé auquel il appartient de faire son travail subjectif, au centre de la démarche jamesienne, si je m'en réfère à l'étude décrite dans le billet.
SupprimerVoir l'opéra implique, au moins, de connaître le roman au préalable.
il faut relire des textes qui sont aussi étranges , je dois avouer que j'ai un peu oublié Henry James
RépondreSupprimerJe vous fais une confession : j'avais lu "Le Tour d'écrou" en 2005 et j'étais passé à côté. Je l'avais oublié, c'est dire, mais les fichiers sont formels....
SupprimerUne lecture doit trouver son moment.
L'univers abyssal d'Henry James ouvre tant de fenêtres à l'imagination, de portes au rêve, de labyrinthes à l'interprétation - vous me donnez envie de relire "Le Tour d'écrou". Merci de nous présenter ces différentes approches.
RépondreSupprimerEt aussi "Ce que savait Maisie" publié l'année précédente. (En vérifiant les dates, je suis sidérée par le nombre de nouvelles qu'il a écrites, il y aurait tant à lire avant de relire !)
J'ai lu "Ce que savait Maisie" dans les année nonante, je l'avais préféré à ce texte-ci, semble-t-il en lisant mes notes.
SupprimerL'intérêt de faire des billets sur les lectures contraint à leur donner une autre dimension.
J'ai vu les volumes de l'oeuvre de James en bibliothèque : comme vous dites, sidérant, une mine !
Vous m'avez bien tenté avec James et du coup je viens d'emprunter Roderick Hudson à la bibliothèque que je n'ai jamais lu
RépondreSupprimerJe ne connais pas bien, j'espère que vous ferez un retour sur ce roman, son deuxième, d'abord publié en épisodes. Il y a beaucoup plus de nouvelles chez lui, d'ailleurs "Le tour d'écroué" est considéré comme telle, même s'il elle comprend presque 200 pages d'un poche imprimé serré.
SupprimerBonne lecture !
Bonjour Christian, The Turn Of The Screw (en VO) est en effet un court roman gothique marquant. J'avais aussi beaucoup apprécié l'adaptation ciné de 1961 (Les Innocents) réalisée par Jack Clayton avec Deborah Kerr. Bonne journée.
RépondreSupprimerMerci pour ces précisions, Dasola. Je ne suis pas certain toutefois de vouloir ranger ce titre dans le roman gothique, il dépasse largement le goût pour le macabre qui caractérise ce dernier (Shelley, Stoker).
SupprimerBonne journée.