C'est le moindre mal qu'on lui souhaite, le roman français trouve-t-il un nouvel élan guilleret et rafraîchissant? Alors que Laurent Binet a produit l'an passé une sorte de roman policier amusant, cocasse et rocambolesque, le début 2016 voit un Jean Échenoz désopilant proposer un polar sucré d'humour. Plusieurs des acteurs de ce roman noir édulcoré sont des pieds nickelés pas très bien organisés qui se retrouvent plongés au cœur d'une Corée du Nord redoutable et ridicule. L'écrivain règle la mécanique de l'aventure ébouriffante avec sa maîtrise habituelle.
J'ai déjà signalé l'impression que me laissent les livres de l'auteur, cette façon qui rappelle la «ligne claire» en bande dessinée. Je crois comprendre mieux ce ressenti qui semble émaner du peu d'épaisseur psychologique explicite des protagonistes. Nous n'y lirons jamais de monologue intérieur, on s'y attarde très peu sur les états d'âme que le lecteur construira à son gré, s'il le souhaite, mais ce n'est pas l'objet. Bref les silhouettes qui s'agitent dans les pages sont nettes, plus gouaches qu'aquarelles, et l'envoyée spéciale Constance, dans la constance de son équanimité, répond tant à cette prescription qu'elle inspire un effet comique. Pas affolée pour un sou de ce qui lui arrive, elle passe à travers tout comme une intouchable et invulnérable princesse, passant ses heures de captivité à lire un dictionnaire encyclopédique Quillet de A à Z.
L'histoire, en deux mots, est introduite par une scène de grand classique d'espionnage : un général des services secrets cherche un profil féminin pour une infiltration délicate en Corée du Nord. Objat, son interlocuteur, "un quart de sourire perpétuel aussi rassurant que le contraire, rappelant parfois celui de l'acteur Billy Bob Thornton" (vous avez le choix entre explorer votre pile de "Ciné-revue" ou Google images), voit d'emblée la dame qui conviendra, moyennant préparation adéquate par séquestration prolongée. Il songe à cette belle femme un peu oisive, Constance, ainsi croquée à la Échenoz: " souliers plats, pantalon skinny anthracite, courbes à la Michèle Mercier, coupe à la Louise Brooks", qui est aussitôt enlevée avec courtoisie et enfermée avec des égards, sous la garde de deux énergumènes consternants, sympathiques au demeurant. Le mari séparé de la dame, Lou Tausk, musicien qui a jadis connu une petite gloire et qui... petit doigt coupé, rançon, etc... puis infiltration en Corée avec séduction et épisodes palpitants, etc... Pfff... je vous laisse découvrir tout cela ici ou ailleurs où c'est bien relaté.
D'emblée, à la page 11, on découvre un narrateur qui aime pointer le bout du nez, en toute modestie et par la voie d'un pluriel poli : "Faisons fi de nos obligations de réserve ainsi que du secret défense, précisons d'abord l'identité de l'officier".
À la page 67, plus discret : "Il jette la fin de sa Pall Mall par la fenêtre et, cœur de cible, le mégot tombe pile au centre du O de LIVRAISONS. Bravo, mais Tausk ne le remarque pas non plus, il reprend le téléphone...".
Aucune retenue page 279 où il apparaît tel Guignol bondissant : "Nous ne prendrons pas la peine de décrire Pak Dong-Bok : il ne va jouer qu'un rôle mineur et nous n'avons pas que ça à faire".
Jean Échenoz confère à l'incise extra-diégétique une dimension récréative et en use intensément, manifestation du conteur tout-puissant, semblant contrôler tout au vu et su du lecteur qui se retrouve derrière le théâtre pour apercevoir le marionnettiste manœuvrer les fils. Ainsi page 111, après une digression savante sur la chimie commune des phéromones de papillons et éléphants : "Nous pensions qu'il n'était pas mauvais que ce phénomène zoologique, trop peu connu à notre avis, soit porté à la connaissance du public. Certes, le public a le droit d'objecter qu'une telle information ne semble qu'une pure digression, sorte d'amusement didactique permettant d'achever un chapitre en douceur sans aucun lien avec notre récit. À cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l'heure : pour le moment." Et effectivement, on retrouve les éléphants plus loin, très gratuitement, le narrateur s'affichant à la baguette de façon ostentatoire.
Tout cela est subtil, car Échenoz n'échappe pas à la conclusion énoncée par Kaempfger et Zanghi (2003) : "La voix narrative n'est pas la voix de l'auteur. Elle est créée par l'auteur, au même titre que l'intrigue". Et ce démiurge raconteur n'est pas totalement le maître, car lisons-le à la page 280: "Ce qui peut paraître invraisemblable, mais je n'y peux rien non plus si les choses se sont ainsi passées." Ce sont bien les personnages (et les circonstances) qui décident, ils ont leur vie et c'est tant mieux pour le thriller : le lecteur peut réellement frémir pour eux... Le narrateur intrusif est une sorte de pince-sans-rire spirituel dont Échenoz, bien caché derrière celui qui nous assied sur ses genoux pour conter, possède le bon dosage.
À la page 67, plus discret : "Il jette la fin de sa Pall Mall par la fenêtre et, cœur de cible, le mégot tombe pile au centre du O de LIVRAISONS. Bravo, mais Tausk ne le remarque pas non plus, il reprend le téléphone...".
Aucune retenue page 279 où il apparaît tel Guignol bondissant : "Nous ne prendrons pas la peine de décrire Pak Dong-Bok : il ne va jouer qu'un rôle mineur et nous n'avons pas que ça à faire".
Jean Échenoz confère à l'incise extra-diégétique une dimension récréative et en use intensément, manifestation du conteur tout-puissant, semblant contrôler tout au vu et su du lecteur qui se retrouve derrière le théâtre pour apercevoir le marionnettiste manœuvrer les fils. Ainsi page 111, après une digression savante sur la chimie commune des phéromones de papillons et éléphants : "Nous pensions qu'il n'était pas mauvais que ce phénomène zoologique, trop peu connu à notre avis, soit porté à la connaissance du public. Certes, le public a le droit d'objecter qu'une telle information ne semble qu'une pure digression, sorte d'amusement didactique permettant d'achever un chapitre en douceur sans aucun lien avec notre récit. À cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l'heure : pour le moment." Et effectivement, on retrouve les éléphants plus loin, très gratuitement, le narrateur s'affichant à la baguette de façon ostentatoire.
Tout cela est subtil, car Échenoz n'échappe pas à la conclusion énoncée par Kaempfger et Zanghi (2003) : "La voix narrative n'est pas la voix de l'auteur. Elle est créée par l'auteur, au même titre que l'intrigue". Et ce démiurge raconteur n'est pas totalement le maître, car lisons-le à la page 280: "Ce qui peut paraître invraisemblable, mais je n'y peux rien non plus si les choses se sont ainsi passées." Ce sont bien les personnages (et les circonstances) qui décident, ils ont leur vie et c'est tant mieux pour le thriller : le lecteur peut réellement frémir pour eux... Le narrateur intrusif est une sorte de pince-sans-rire spirituel dont Échenoz, bien caché derrière celui qui nous assied sur ses genoux pour conter, possède le bon dosage.
Kim Jong-un |
Enfin, je n'avais pas décelé ce passage rapporté par Nathalie Crom (Télérama), où un des protagonistes des services secrets exprime "Tout est en place et chacun joue sa partie. Ils n'ont aucune idée de ce qu'ils font, mais ils font tout comme je l'avais prévu.", ce qui atteste que l'auteur a introduit au minimum une incise auto-réflexive. L'auto-réflexion fait porter le sens d'une ou plusieurs phrases à la fois dans la narration et sur le texte du récit lui-même (explications dans le compte-rendu du "Méridien de Greenwich"). Ainsi, le vrai auteur, l'écrivain plume à la main, très caché, nous en convenions dix lignes plus haut, apparaît quand même indirectement par cette entourloupe...
Ces réflexions un peu savantes ne doivent pas faire oublier qu' "Envoyée Spéciale" est un roman distrayant, spirituel, où Échenoz n'est pas avare en anecdotes bien documentées. Si vous avez encore des hésitations, lisez trois bonnes raisons de vous y consacrer.
Je vous vois bien en émerger avec un quart de sourire perpétuel à la B. B. Thornton, plutôt rassurant.
J'ai adoré ce roman, pour toutes les raisons que vous citez mais aussi et surtout pour le style, l'intelligence subtile de l'architecture, de l'articulation des scènes entre elles, etc. etc.
RépondreSupprimerOui la construction est particulièrement habile, bien agencée. Le rythme varie pour s'accélérer fort vers la fin où le narrateur emballe et liquide l'affaire. Évidemment il ne faut pas le lire comme un roman noir classique, on risque de n'y pas trouver son compte.
SupprimerDistrayant sans conteste, mais je suis plus réticent sur le dosage subtil, j'ai trouvé qu'Echenoz en faisait trop...
RépondreSupprimerIl est vrai que j'ai éprouvé cela pendant la lecture, puis en me focalisant sur les apparitions amusantes du narrateur, c'est devenu l'objet de la lecture, et je ne l'ai plus trouvé excessif.
SupprimerJ'ai la même réserve que K, par moment cela tourne au cabinet des curiosités, j'entends par là un excès de descriptions gratuites qui n'apportent rien et alourdissent le texte. Mais ce n'était que par moment et l'engouement finalement l'a emporté sur la réserve.
RépondreSupprimerJe ne suis pas dérangé par le côté gratuit, de toute façon l'histoire est trop farfelue pour être prise au sérieux, je trouve. Je me suis passionné pour la construction que vous avez soulignée.
SupprimerMais la distance à prendre avec l'histoire est telle que l'on peut aisément déplacer la focalisation, selon moi, sur des fioritures et effets gratuits. Tout le livre est un vaste jeu et on sentait déjà fort cela dans "Le Méridien de Greenwich".
j'aime votre billet mais je ne parviens pas à lire Echenoz bon ça ne fait rien vous faites malgré tout mon éducation :-)
RépondreSupprimerJe n'ai pas cette ambition, mais c'est avec plaisir
Supprimer:-)
Je n'aurais pas fait rimer Echenoz et désopilant, mais c'est semble-t'il le cas cette fois-ci, alors pourquoi pas. Sinon, j'ai eu un peu de mal avec ce que j'ai lu de lui jusqu'à présent, je le trouve trop à distance de ses personnages.
RépondreSupprimerTrès à distance de ses personnages : c'est un peu ce que j'exprime par "ligne claire" de BD. Des silhouettes superficielles, c'est au lecteur de leur prêter vie intérieure...
SupprimerEntre une bibli où le roman tarde à arriver, et une autre où il est toujours emprunté -par un lecteur lent semble-t-il- je bave d'impatience! Mais je retiens votre analyse pour plus tard, voulant garder le terrain net avant lecture.
RépondreSupprimerMon analyse est fort orientée vers le rôle du narrateur et oublie peut-être d'insister sur la dérision. La Corée mais aussi le genre polar sont allègrement moqués au point de presque saboter l'intrigue.
SupprimerJe viendrai la relire le moment venu. Ce roman d'Echenoz a vraiment plu au Masque et la plume, c'est assez rare pour être signalé.
SupprimerJe voulais dire qu'il ne fait pas le prendre comme un "vrai" polar mais vous le savez.
SupprimerJe tiens encore à vous remercier pour pointer l'émission de F Inter que j'oublie souvent.
Supprimerj'ai même pointé des zeugmas dont raffolent ces gens là (début d'émission). Tiens, je me lirais bien un autre Echenoz, cet homme me plait.
SupprimerJ'ai presque tout lu de Echenoz, "Je m'en vais" était très bien, mais sans autant d'humour.
SupprimerUn peu plus épais et dans le genre farce, il y a "Le Méridien de Greenwich" (voir mon index) qui annonce presque "Envoyée spéciale" trente-sept ans avant...! Le premier Echenoz.
une analyse forte intéressante à lire , je ne suis pas une fan de cette auteure , mais je ne suis peut-être pas encore tombée sur le livre qui me convenait
RépondreSupprimerEssayez celui-ci peut-être mais il est relativement long.
Supprimerje n'en lis que du bien, de ce livre. Tu enfonces le clou, tant mieux, je vais le découvrir d'ici quelques jours!
RépondreSupprimerBonne lecture !
SupprimerVous m'avez convaincue : je vais le lire !
RépondreSupprimerJ'espère que vous y prendrez plaisir !
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