"(...) je sais aussi que nombre de romanciers rêvent d'être adaptés au cinéma, et sans doute ceux-là sont-ils d'abord des raconteurs d'histoire, qui sont venus au roman parce que c'est le lieu le plus commode, le plus économique, pour échafauder leur récit, et qui trouvent au cinéma les horizons qui manquent à la littérature, l'illusion de l'incarnation, le bruit du vent, le martèlement des sabots des chevaux, les soupirs de l'amante, mais lorsque le préalable du préalable, c'est l'écriture, le goût de la phrase, et lorsque le préalable du préalable n'est peut-être pas autre chose, comme l'avoue le jeune narrateur de la Recherche, que le désir d'être écrivain, de désirer pour soi ces sentiments que l'on éprouve pour la figure de l'écrivain, Bergotte, en l'occurrence, et que l'on ne sait pas trop pourquoi cette activité-là plutôt que pilote de ligne ou instituteur, quand la conséquence de ce préalable est cette confrontation avec le verbe pour en extraire ce cocktail à base de référentiel et de poésie qui constitue l'essentiel de la littérature, alors on comprend très vite qu'un scénario n'a pas besoin d'un tourneur de phrases. On peut faire semblant, essayer de s'adapter, mais cette longue phrase comme un filet dans la mer dont on ne sait ce qu'elle va nous ramener, ce qu'elle va bien pouvoir inventer, cette longue phrase qui rebondit d'un mot à l'autre, comme un torrent aménageant son cours entre pierres dures et rochers tendres, où un mot entraîne une image, une image une idée, une idée un autre mot, et ainsi ad libitum, cette longue phrase qui s'infiltre par le jeu libre des associations au plus profond de notre esprit, qui adopte la forme même de notre esprit, au point qu'on la charge de penser pour nous, de raconter pour nous, cette longue phrase que l'on suit aveuglément, par laquelle on se laisse guider et dont les découvertes nous surprennent, nous éblouissent parfois, cette longue phrase est, dans un scénario, comme l'albatros de Baudelaire capturé sur le pont du navire par les hommes d'équipage et que ses ailes de géant empêchent de marcher."
jolie phrase
RépondreSupprimerOuf, je reprends ma respiration après avoir lu ces phrases. Je souris en pensant à la réflexion d'hier sur les réseaux sociaux.
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup ce style et cette idée.
RépondreSupprimer@Luocine, Aifelle, Pascale : merci de lire et apprécier.
SupprimerJe retrouve dans l'image du filet dans la mer ce que je constate souvent à l'écriture, à savoir que je me lance - une ou plusieurs idées sont là - et au fil des mots je fais "d'autres prises", absolument pas imaginées au départ. J'y vois de la réversibilité, et comme un travail d'équipe, j'écris les mots mais les mots m'écrivent aussi !
RépondreSupprimerJe ne sais pas si je suis clair...
Si si c'est très clair et ce que tu dis, c'est un peu aussi dans l'extrait la phrase "qui adopte la forme même de notre esprit, au point qu'on la charge de penser pour nous, de raconter pour nous".
SupprimerLes mots qui nous écrivent, j'aime bien cela... et en même temps l'écriture reste très libre. C'est patent sur "Interférences", il me semble.
Cette longue phrase ou la forme colle au sens, cette longue phrase où l'on se noie, cette longue phrase où Baudelaire vient nous chercher pour nous ramener au rivage près de son Albatros, et une longue phrase qui évoque très bien la résistance du texte dense à toute tentative de formatage-piratage...
RépondreSupprimerC'est exactement cela, merci Margotte...
SupprimerHum... où la forme colle au sens, sans faute d'orthographe, c'est mieux, dans une longue phrase ;-)
SupprimerCes longues phrases sont réjouissantes de clarté, la ponctuation permet la respiration, je ne m'y suis pas noyée du tout.
RépondreSupprimerC'est beau, merci!
Merci aussi !
SupprimerArachnéenne, oui : le fil de la phrase ne casse pas, le lecteur se laisse prendre dans la toile d'où, heureux de ne pas avoir été dévoré mais enrichi, il ressort chargé de sons et d'images.
RépondreSupprimerChargée de sons et d'images, j'espère que vous l'êtes après votre séjour.
SupprimerÀ mon tour, ce samedi, et je crois que le climat qui s'annonce polaire m'invitera encore à fréquenter les longues et belles phrases des bouquins de mes valises.