16 janvier 2017

L'espèce inadaptée

"Que restait-il de plus à faire que d'attribuer un sens quelconque 
au déroulement contingent et nécessaire des événements ?"

Traduit de l'allemand par Matthieu Dumont

L'année généreusement entamée – avec de vieux amis notoires, Faulkner, Bierce et Simenon – n'empêche pas le souvenir du ravissement des dernières heures de 2016 en compagnie de Judith Schalansky et L'inconstance de l'espèce ("Le cou de la girafe" en version originale).  

À l'opposé de son personnage central, professeur de biologie en fin de carrière, l'auteure est jeune, née en 1980 et a connu avec ce livre un retentissement justifié en Allemagne. Il ne s'agit pas vraiment d'un roman mais du fil de pensée de cette enseignante, durant quelques jours de sa vie dans un lycée en Allemagne de l'est contemporaine, après la chute du mur. Ample, futé, caustique, divertissant et érudit.  

L'esprit  d'Inge Lohmark fonctionne à l'aune des curseurs du darwinisme, elle pose sur tout un œil de biologiste évolutionniste, froid, analytique et désenchanté, y compris sur ses élèves. L'atteste un tableau descriptif de sa classe, comme s'il s'agissait d'un schéma des pois de Mendel ou la répartition statistique de mouches drosophiles. Quelques formules epinglent chaque étudiant(e) : expression bête à manger du foin... entretient avec maniaquerie son pelage... aussi insignifiante que la mauvaise herbe... expression stupide : encore abruti par une pollution nocturne... 
Madame Lohmark, esprit corseté ne se laisse pas déborder par la classe, rien à voir avec la Schwanneke, la collègue qui se fait appeler Karola par les étudiants, fait des débats en groupe, modernité et tutoiement : "Pas de chouchous. Rester imprévisible. Les élèves sont des ennemis naturels."

Inge est mariée à un solitaire féru d'élevage d'autruches et sa fille Claudia est définitivement partie pour les USA. Sa pensée s'arrête un moment, vers la fin du récit, sur une scène charnière pathétique liée à Claudia, en classe. La prof de bio y manifeste moins de capacités d'adaptation que  le cou de la girafe.
©Deagostini/Leemage

Inge en connaît un bout sur l'évolution des espèces et en tire une espèce de philosophie qui s'apparente à un repli sur des certitudes. D'abord l'homme, le mâle, ces adolescents, qui crachent partout, "Tout ce qui compte c'est le liquide organique", puis le mâle vu sous l'angle de l'embryogenèse : "L'Y n'est là que pour refouler le développement de l'élément féminin. Les hommes sont des non-femmes".

"Dire qu'ils avaient cru que le secret de la vie était un roman.
Juste parce que l'alphabet de ce secret comportait quatre lettres."

Quant à l'humanité, c'est sombre comme du Cioran : "Qu'est-ce que ça veut dire le hasard ? On ne peut même pas penser le hasard. La finalité, mon œil. Rien n'était orienté par un but. Mais la mort achève. Provisoirement. On prêtait un sens à tout. Toute chose passée était la condition de ce qui suivait. Après coup, on était toujours plus malin. C'est ce qu'on pensait du moins. Qu'y aurait-il après l'homme ? Pas de retour. Si l'être ne se confondait pas avec le devoir d'être, avec quoi d'autre ?" 

L'écriture de Schalansky ressemble aux salves cinglantes d'une mitrailleuse lourde, tentatives de refléter le fil de la pensée de Inge, entrecoupé de quelques dialogues et mots de leçons. Fi de constructions musicales. Du culot pour le souffle. Ça se tient bien. 

La méconnaissance de la langue m'empêche d'en dire plus sur Judith Schalansky dont la plupart des entretiens en allemand sont difficilement rendus par les traducteurs automatiques. Selon ses vœux, entièrement à contre-courant du numérique, la première édition de l'ouvrage possédait une couverture en lin, rappelant certains manuels scolaires de la RDA (où l'auteure a grandi). Ma traduction Actes Sud tout papier a quand même les belles illustrations voulues par Schalanksy. 


Un livre étonnant. Si la critique n'y a pas vu de la grande littérature, mais une belle leçon de biologie, il s'apparente aussi à un manifeste antidarwiniste. 


Retrouvez l'enseignante et la Schwanneke, demain.

17 commentaires:

  1. Incroyable! Pour une fois j'ai déjà lu ce roman (et j'ai adoré!)

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    1. Oui, j'ai lu votre billet, le livre a été bien accueilli sur les blogs, en version française, en 2013-14.

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  2. Puisque vous parlez de ce roman passionnant, voici les reflexions d'un philosophe sur le rationnalisme et son impuissance car trop porté par les idéologies:
    " Il est vrai que les différentes interprétations du darwinisme ont été toutes catastrophiques, que ce soit le libéralisme de la concurrence de tous contre tous ou le racisme comme lutte pour l'espace vital et la domination sur les autres races (ou cultures ou civilisations), et même la lutte des classes comme moteur de l'histoire, supposée donner le pouvoir aux masses. De nos jours encore la bioéconomie américaine (...) fait une interprétation beaucoup trop unilatérale du biologique comme auto-organisation. Il faudrait comprendre pourtant le darwinisme comme sélection par le résultat, par ce qui marche et se révèle soutenable, ce qui est tout autre chose et de l'ordre de l'intériorisation de l'extériorité tout au contraire d'un autodéveloppement. La sélection sert à la fois de régulation, par élimination, et d'amélioration, par reproduction, elle se fait par le réel effectif et sanctionne après-coup, selon différentes temporalités, les excès et autres errements de notre liberté très encadrée." Jean Zin
    https://jeanzin.fr/2017/01/10/la-politique-et-le-vivant/

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    1. Je comprends bien, avec mes mots : la sélection naturelle ne doit pas être transposée comme un «moteur» d'autodéveloppement, car "elle sanctionne après coup", comme vous l'écrivez.
      Je médite davantage ce que vous m'apportez ici, merci, vous me permettez de dénicher le site de Jean Zin et son article "Le politique et le vivant". J'y reviens.

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    2. L'article de Jean Zin met l'accent sur le danger du volontarisme idéologique, de vouloir imposer des idées à des circonstances qui dépendent davantage de mécanisme apparentés au vivant, avec leur inévitables compensations et équilibres "naturels" incontrôlables, auxquels il faut s'adapter plutôt que tenter de les maîtriser à tout prix. Le pragmatisme a posteriori contre les idées à tout prix.
      Car "les finalités même peuvent changer en fonction des évolutions", je cite : avis aux politiciens .
      Je suis très intéressé par cette idée de la cybernétique pour réguler les systèmes "finalisés" face aux limites imposée par les pouvoirs. Nécessité de l'auto-régulation pour s'adapter « au terrain ».

      Un article aussi passionnant que le livre de J Schalansky. Je ne crois pas que celle-ci, en ironisant sur le darwinisme « interprété » par une enseignante misanthrope, et donc susceptible de donner une idée négative du darwinisme, voulait se situer sur le même plan que l'article de Zin.

      Mais tout ceci nous amène a de très enrichissantes réflexions, c'est important.

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    3. Oui, et il convient de se méfier du vocable "darwinisme" auquel mieux vaut préférer "théorie de l'évolution". Darwin ne s'est jamais posé en chef de secte ou grand idéologue, il a juste exposé une théorie scientifique qui ne peut être contestée ou améliorée que dans le cadre de la science. De plus le terme "évolution" doit être compris dans son sens anglais de progression de systèmes de plus en plus complexes sans jugement de valeur, c'est à dire qu'un système devenant plus complexe n'en devient pas forcément meilleur ou plus fort ou plus efficace.

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    4. Ni meilleur, ni plus efficace ni plus fort, qui impliquerait l'idée d'un dessein.
      Ceci n'empêche pas d'admirer subjectivement des systèmes de plus en plus complexes.

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  3. Voyons, que disais-je ? De l'autruche à la girafe, ou plutôt l'inverse, ce roman m'a l'air décapant. Je suis curieuse de lire l'extrait prochain. Bonne après-midi, Christw.

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    1. C'est décapant, divertissant mais également très profond car le livre de Judith Schalansky suscite maintes réflexions tant sociologiques que philosophiques.

      Merci d'être revenue !
      Les concepteurs/programmeurs de logiciels (j'en fus) ne devraient jamais placer la fonction de suppression trop près de celle de publication, surtout s'il n'y a aucune confirmation demandée...

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  4. je l'avais déjà noté quelque part mais je n'avais pas compris vraiment le thème et lui il m'intéresse encore que j'ai une prévention très nette face aux enseignants exprimant un tel mépris pour les étudiants ou élèves qu'ils ont en face d'eux, ça c'est un aspect qui me gêne, ne vaut il pas mieux dans ce cas changer de métier ?

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    1. Cette enseignante désenchantée est guindée, murée dans une regard déformé par la biologie. Absence de compassion, de chaleur. "Les élèves sont des ennemis naturels", c'est tragique. Mais la voir (lire) fonctionner ainsi permet de s'en amuser.
      Au-delà de cela, il y a les réflexions sur le darwinisme, ses interprétations.

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  5. Je l'avais repéré à sa sortie et sans doute vu chez Keisha, mais il s'est perdu dans l'afflux constant des nouvelles parutions. Le style a l'air assez particulier.

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    1. Style particulier, efficace, adapté au personnage. Oui vous devez l'avoir vu chez Keisha. Un livre dont le thème peut s'ouvrir à de plus larges réflexions, et puis permet de revoir ses notions de biologie évolutionniste, pourquoi pas.

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  6. Le personnage de l'enseignante misanthrope me plaît beaucoup ! Un peu comme l'humour noir des médecins, il est bon de rire un peu des travers qui peuvent guetter le corps enseignant... Enfin, ce roman semble dépasser la simple caricature du corps professoral.
    A conseiller aux "profs de bio", j'ai peur d'être trop "littéraire" ;-)

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    1. Chacun prend ce qu'il veut dans ce roman, il est plein de ressources !

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  7. Bonsoir Christw, j'avais repéré ce roman rien qu'à la couverture et puis j'ai lu des critiques un peu mitigées. Néanmoins, peut-être le lirais-je un jour. Bonne fin de soirée.

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    1. Je vous conseille de le lire. Les critiques sur les blogs sont très subjectives, vous savez.
      Y compris la mienne, bien entendu ;-)

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