Cette comédie humaine bien contemporaine n'aurait pas surpris Balzac puisque ses ressorts sont éternels, mais il aurait été sidéré par ses outrances – à moins que le monde littéraire déjà ? Jean Le Gall, mêlant personnages réels et fictifs, propose dans un roman dépourvu de "xyloglossie" (du grec xylon, bois et glossos, langue, souriez s'il vous plaît), une satire ciselée et caustique des univers de la mondanité parisienne – mondes politique, culturel et des affaires – qui dessinent l'archétype des grands dîners de la capitale.
Trois personnages principaux vont connaître les lois hyperboliques de l'apogée et du périgée. Au centre, Jérôme Vatrigan, écrivain indolent, dandy, un peu misanthrope, obtient le Goncourt très jeune et poursuit sa carrière littéraire comme éditeur marginal et pointu. Lors d'une interview par une journaliste italienne, il en tombe amoureux et de ce jour-là, Greta Violante, froide, diabolique et opportuniste, conquiert une position puissante dans le monde des affaires, alors que la maison d'édition de Jérôme périclite, ayant fait le choix de (re)publier des auteurs délaissés (pensons que Jean Le Gall, petit éditeur - Séguier -- de publications très raffinées y a mis un peu de lui). Jusqu'à ce qu'il publie un inédit de Marcel Proust qui s'avérera évidemment être un faux génial. Antoine, le frère de Jérôme, chirurgien esthétique réputé – comme Greta il est la réussite matérielle incarnée et permet par ses lettres sarcastiques un regard en bais et incisif sur la vie du couple Vatrigan-Violante – accède au monde politique et devient ministre de l'Économie. Un scandale financier l'oblige à démissionner, lui qui clamait, citant Sartre sur Albert Camus, "l'existence du fait moral".
Trente ans de la vie de ces gens, depuis la fin des années quatre-vingt, sont racontés avec humour par un Le Gall acide, sans longueurs, à travers les cassettes autobiographiques de Jérôme, des lettres savoureuses et fines entre les frères ("Je rêve d'un monde tranquille quoique intelligent. Un monde où les livres seraient de retour. Mais, Antoine, reverrons-nous jamais cela ?"), d'articles de presse fictifs (Jean Daniel, Raphaëlle Bacqué, Vanessa Schneider,...), ... [je confesse que pour un vieux chroniqueur de romans, une telle variété dans la forme concourt à exclure toute lassitude, même au-delà de trois-cents pages].
Une intrigue policière s'accroche inopinément au grand train de ce beau monde : un détective privé allemand, Max kemper, est grassement payé depuis des années par des parents fortunés pour enquêter sur la disparition de leur fils adolescent. On retrouve le cadavre miraculeusement préservé du jeune homme sur une plage des Landes. L'affaire remonte jusqu'à la jeunesse de Greta Violante.
Parmi les personnages fictifs, c'est sans doute pour le seul Jérôme Vatrigan que le lecteur manifestera de l'empathie : un nostalgique des années quatre-vingt, quand "les femmes buvaient du Contrex et du Bordeaux", alors que "les maîtres du monde avaient un visage" et que "les pulls Angora d'Anne Sinclair brillaient d'une douceur rassurante". Le Gall l'a voulu de ces "anarchistes de droite dont on a le secret en France dans l'univers des lettres". Ses ambitions sont limitées par sa nature, c'est un flâneur misogyne qui confesse "je m'isole dans la littérature sérieuse comme dans un château à l'est des Carpates". On ne saura jamais si le Goncourt obtenu par Jérôme Vatrigan à vingt-trois ans est une compensation de la République offerte à son brave homme d'éditeur, qui n'avait encore jamais reçu de décoration, ou si tel vieux membre alité de l'académie, consulté sur son choix, le dentier perdu dans le lit, demanda un comprimé de Dafalgan ou prononça le nom Vatrigan. Une célébrité tient à peu.
"Faut-il être assez abêti pour considérer le nombre de ventes comme le signe d'un intérêt littéraire ?"
Cette inconsistance d'un prix reflète le vrai sujet du roman, l'inauthenticité, la falsification, les apparences trompeuses, l'imposture. L'époque méprise l'authentique : "Rien ne résiste à la force falsificatrice. La probité est passée de mode. C'est le triomphe des boîtes à double fond, des guérisseurs, des faux visages, Désormais, TOUTES LES OEUVRES PROMUES SONT MAGISTRALES !".
À commencer par "Les après-midi d'Auteuil", faux Proust, qui renfloue l'éditeur déficitaire et dont Jean Le Gall va jusqu'à proposer un extrait particulièrement convaincant. La falsification découverte, la presse, les éditeurs, des députés s'insurgent, au nom de l'intégrité du patrimoine littéraire français. Dans l'élan, on taille – quel culot ! – un costard à un chapeau belge saugrenu "Il fallait aussi, de toute urgence, empêcher les concierges d'immeuble d'écrire de faux Amélie Nothomb".
À commencer par "Les après-midi d'Auteuil", faux Proust, qui renfloue l'éditeur déficitaire et dont Jean Le Gall va jusqu'à proposer un extrait particulièrement convaincant. La falsification découverte, la presse, les éditeurs, des députés s'insurgent, au nom de l'intégrité du patrimoine littéraire français. Dans l'élan, on taille – quel culot ! – un costard à un chapeau belge saugrenu "Il fallait aussi, de toute urgence, empêcher les concierges d'immeuble d'écrire de faux Amélie Nothomb".
"La littérature n'a pas la vie facile. Elle est masquée par tout ce qui se prend pour elle."
Comte St. Genois d’Anneaucourt par Christian Schad (1927) |
En couverture, le portrait, par l'artiste allemand Christian Schad, d'un aristocrate qui a inspiré le personnage de Jérôme Vatrigan. Comme l'explique l'écrivain à E. couly dans "L'Essonne en auteurs", la toile montre des travestis en arrière-plan, subtile allusion à l'idée de falsification.
L'outrance signalée en début de compte-rendu n'est pas le fait du trait fictionnel : l'écrivain, présentant Les lois de l'apogée (librairie Mollat), explique que certains personnages de son roman n'ont guère dû être inventés, la réalité les livre clés en main. L'actualité nous le rappelle quotidiennement. Il serait hypocrite de ne pas regarder en face les exécutions stylées de cette fiction qui semble avoir fait office d'exutoire à son auteur et dont il peut se féliciter.
Les critiques de "Ça balance à Paris" (Éric Naulleau) ont été emballés par le roman.
Le Philosophe sans qualités a eu l'excellente idée de signaler le livre dans un volet [plus de lien disponible] de la "Supériorité de l'ennui" : "désenchanté et élégant".
Le Philosophe sans qualités a eu l'excellente idée de signaler le livre dans un volet [plus de lien disponible] de la "Supériorité de l'ennui" : "désenchanté et élégant".
ça à l'air d'une belle drôlerie vacharde ! j'ai toujours été impressionnée par l'utilisation du grec ancien on ne s'en lasse pas :)
RépondreSupprimerUne étymologie humoristique ici... :)
SupprimerJe n'utiliserai pas le mot "vacharde" (le ton est élégant) même si c'est bien envoyé !
Un ton qui a tout pour me plaire. Je n'ai aucune peine à croire qu'il n'a guère eu besoin d'inventer ses personnages, le spectacle qui nous est offert en permanence a dû y pourvoir largement, hélas.
RépondreSupprimerEt Jean Le Gall a un vrai talent pour mettre tout cela en musique.
Supprimertout cela me semble très intéressant et sans doute tellement vrai un peu tristounet non?
RépondreSupprimermais notre monde n'est pas franchement gai!
On a tendance à s'esclaffer, à jubiler, c'est bien, mais c'est vrai, derrière tout cela, les constats sont amers et je ne crois pas que le roman y changera quelque chose. Il a cependant le mérite d'exister : se rassembler derrière ce genre de fiction, c'est bien mieux que rien.
SupprimerTout à fait dans mon créneau de lectures! De plus, je viens de vérifier, il est à la bibliothèque!Merci.
RépondreSupprimerJe pense que vous vous y amuserez.
SupprimerVoilà qui est bien tentant et qui va se tenter ! Merci !
RépondreSupprimerEt tant et tant à y glaner pour alimenter rires et grognes.
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