– Bon. Regardons, ce sera peut-être amusant... Voyons un peu ce qu'il nous montre...
– Oh non, ne dites pas cela : pas «il»... qui «il» ? ... c'est un espace sans limites qu'aucun «il» ne peut contenir...
– Ah bon, donc «nous montre» ou plutôt «montre»... Pas à «nous» non plus, sans doute ?...
– Non, il ne faut pas de «nous»... ce sont des espaces infinis... sans contours...
– Très drôle... Donc ce faux «il» s'approche de ce faux «nous» et montre quoi ? Qu'est-ce que c'est ?...
– Mais voyons, c'est facile à reconnaître, ça s'appelle une «idée»...
– D'où vient-elle ? C'est vous qui l'avez fabriquée ?
– Moi ? Mais «moi» ça n'existe pas, je viens de vous le dire, il ne faut pas s'occuper de ça... Il n'y a pas de moi ici... pas de vous... Il ne faut à aucun prix se laisser distraire par ces futilités... ces mouches que cherchent à attraper les écoliers dissipés... il faut se concentrer juste là-dessus...
– Sur l'idée ?
– Oui, puisque vous tenez absolument à le nommer... Il suffit de le laisser entrer, se déployer...
–Oh nous, vous savez, quand il s'agit d'idées... Nous ces grands noms... on n'a pas été habitués à de pareilles fréquentations, on n'a pas reçu d'éducation, pas acquis les bonnes manières... nous, vous le savez, on n'a pas été préparés, cultivés... Alors nous, à quoi bon ?
– Mais voyons, il ne s'agit pas de ça... Moi non plus, si vous allez par là, je ne possède pas les instruments... quelques bribes... de vagues notions... personne aujourd'hui, c'est bien connu, ne peut se targuer d'avoir accumulé toutes les connaissances, chacun, comme on le sait, est enfermé dans son petit champ étroit... Non, oubliez comment on nomme cela, ne cherchez pas à savoir d'où cela vient, il suffit de se laisser pénétrer, de le laisser se déposer... un germe qui peut pousser sur n'importe quel terrain tant il a de vitalité, de force... Si vous le laissez s'implanter, cela va croître, se couvrir de bourgeons, de feuillages, étendre ses ramifications... Ne trouvez-vous pas que déjà autour de nous l'air est plus vif, comme purifié... ces détritus, cette pourriture nauséabonde que vous avez essayé maladroitement d'enfermer, d'isoler, de signaler avec votre «disent les imbéciles», vous voyez comme maintenant elle est détruite, cette fois pour de bon, rien n'en subsiste...
[Imperméabilité des interlocuteurs]
Bon. Vous m'y avez contraint. Je le reconnais : vous êtes des imbéciles. Et moi... Je ne le nie pas : moi je suis intelligent.
Il répète les mots machinalement, sans bien les comprendre : Imbéciles, Intelligent... L'apaisement que cela donne ressemble à l'absorption d'un tranquillisant... Il se secoue, il cherche... Mais l'idée ? mais où est-elle passée ? Qu'est-ce qu'elle est devenue, celle pour laquelle il a accepté cet abrutissement, ce reniement ?
La voici. Ils sont seuls à présent, tous les deux. Ceux qui ne l'ont pas honorée comme elle le mérite, les imbéciles, ont été chassés. Et lui, qui est intelligent, il lui a offert une demeure digne d'elle, un palais de grand seigneur où elle pourra se sentir chez elle, dans le calme, en sécurité.
Ils se contemplent : comme tu es forte et saine, comme tu es pure, comme tu es noble... Et toi, comme tu es puissant, comme tu es audacieux... Ils se serrent de plus en plus l'un contre l'autre, ils ne se quittent plus, appuyés l'un sur l'autre ils explorent leur domaine, ils s'avancent toujours plus loin...
Ils se contemplent : comme tu es forte et saine, comme tu es pure, comme tu es noble... Et toi, comme tu es puissant, comme tu es audacieux... Ils se serrent de plus en plus l'un contre l'autre, ils ne se quittent plus, appuyés l'un sur l'autre ils explorent leur domaine, ils s'avancent toujours plus loin...
Et puis petit à petit elle se dégage, la voici qui s'écarte, prend ses distances... ils ne peuvent plus se contenter, elle et lui, de cette voluptueuse solitude à deux... Elle va finir par s'étioler, par dépérir, enfermée ainsi avec lui... Elle a besoin de se montrer, de se répandre... et il comprend, il faut qu'elle sorte, qu'elle s'aère, qu'elle se retrempe, qu'elle se fasse admirer, consacrer....
Oh, quel bonheur de relire Sarraute, cette géniale exploratrice du langage, du dit et du non dit ! Merci. En lisant, je repensais à "Pour un oui ou pour un non", formidable dialogue de théâtre.
RépondreSupprimerJe me vois bien poursuivre la dialectique de Sarraute avec "Pour un oui ou pour un nom". Je suis étonné de trouver "Disent les imbéciles" repris dans les romans alors qu'il est plus proche d'un essai présenté en dialogue.
SupprimerVous faites naître une nouvelle envie de relecture : Sarraute. Ah la la, .... mais comment trouver le temps de tout relire ? J'y consacrerai une soirée cette semaine.
RépondreSupprimerBon week end.
Je suis sûr que ce sera une belle soirée avec Sarraute, ce livre-ci ou un autre. Je ne dis pas que j'aurais pu lire "Disent les imbéciles" en une soir, mais s'y plonger procure le sentiment de passer du temps avec une amie véritable.
SupprimerToujours un plaisir de lire, et relire, Sarraute ! En plus, pour faire écho à vos billets précédents, cela ravive mes souvenirs universitaires car je l'ai étudiée à la fac. Bon dimanche à vous !
RépondreSupprimerBonne semaine Margotte !
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