Un parmi d'autres : Gustav Krupp (von Bohlen und Halbach), en couverture de "L'ordre du jour", n'a pas activement soutenu Hitler, ne fut membre du part nazi qu'en 1940 et a toujours été loyal envers son pays, un honorable modéré dira-t-on. Il a pourtant offert en 1933 des sommes astronomiques aux nazis. Son fils Alfred, roi du charbon et de l'acier, un des plus puissants du Marché commun, se montra moins prodigue lorsqu'il s'est agi de dédommager les rescapés juifs : chacun se contenterait de 500 dollars. Rien pour ceux qui se manifestèrent plus tard, "Les Juifs avaient coûté trop cher".
Éric Vuillard commence ce court récit précis et sarcastique par la mise en scène de vingt-quatre industriels allemands, parmi lesquels Krupp, d'autres tels que Vögler, von Opel, Rosterg,... le "nirvana de l'industrie et de la finance" qui participe, sur l'invitation de Göring, à une rencontre avec le Führer au palais du Reichstag de Berlin. Les patriciens fortunés sont le nerf de la guerre, celui de l'horreur en l'occurrence.
Le livre raconte l'Anschluss, annexion de l'Autriche par l'Allemagne nazie en 1938, comment tout se passa grotesquement, pannes de moteurs de chars pris par le froid, laisser-faire de ceux qui seront sous peu «les alliés», alors mous et velléitaires. Après coup, tout paraît limpide, les méchants nazis jugés et à peu près punis. Vuillard pointe les atermoiements, les hésitations, les manques, et ranime l'histoire comme elle fut, comme elle est, pas si nette, pas si simple, plausible certainement.
La technique de l'écrivain désormais couronné est efficace, alternance du regard macroscopique édifiant et du détail expressif fabriqué, comme il en usait dans "Tristesse de la terre" et dans '"14 juillet", évocations historiques en plongeons saisissants près des personnages peu, pas ou très célèbres, incursions familières qui détaillent le bouton défait et le col échancré, le mouchoir déplié, le bel anneau d'or tourné machinalement entre les doigts, Hitler lui-même "picorant d'un doigt nerveux une minuscule moustache".
À l'instar de ses précédents ouvrages, Vuillard est très bien documenté. Il s'agit d'abord de gratter le vernis de l'histoire, retirer l'image du cadre pour en examiner les bords. Ainsi l'anecdote de la photo de Schuschnigg, l'hésitant chancelier autrichien terrorisé et berné par Hitler à Berghof en 1938, photo dénichée à la Bibliothèque de France – pas celle qu'on connaît, recadrée – où on le voit debout, inquiet peut-être, "quelque chose de mou et d'indécis", tenant une feuille de papier, revers de la poche froissé, une plante peut-être gênant l'avant-plan : "Une fois recadrée, la photographie donne une impression toute différente. Elle possède une sorte de signification officielle, de décence. Il a suffi de supprimer quelques millimètres insignifiants, un petit morceau de vérité, pour que le chancelier d’Autriche semble plus sérieux, moins ahuri que sur le cliché d’origine ; comme si le fait d’avoir refermé un peu le champ, effacé quelques éléments désordonnés, en resserrant l’attention sur lui, conférait à Schuschnigg un peu de densité. Tel est l’art du récit que rien n’est innocent."
Dans "L'ordre du jour", les prémisses du cataclysme se déroulent de façon si ordinaire, insidieuse, maladroite, sans panache, c'est comme tous les jours que nous vivons, et c'est glaçant. "On ne tombe jamais deux fois dans le même abîme. Mais on tombe toujours de la même manière, dans un mélange de ridicule et d'effroi".
La lecture de ce récit m'a beaucoup appris sur l'Anschluss, et la part prise par ces industriels (qui existent encore!)
RépondreSupprimerLes empires financiers subsistent envers et contre tout !
Supprimerje ne suis pas parvenue à m'intéresser à ce livre, non que le sujet ne m'intéresse pas au contraire mais son traitement m'a ennuyé hélas
RépondreSupprimerTiens ? Je l'ai trouvé concis, il va à l'essentiel et cerne son idée en un nombre limité (j'allais dire idéal) de pages. J'ai apprécié jusqu'ici la manière surprenante par laquelle Vuillard aborde ses sujets historiques.
SupprimerJ'ai beaucoup aimé moi aussi. Mais comme pour tous les autres livres de l'auteur je trouve que le souvenir s'en estompe assez vite.
RépondreSupprimerLes récits de l'auteur ne sont pas de ceux dans lesquels on a le temps de s'attacher aux personnages, c'est peut-être une raison ? Il joue davantage sur la réflexion historique que sur l'émotion.
SupprimerÉcrivain brillant, érudit. Plume léchée, récits historiques qui fourmillent de détails. Regard décalé, dénonciateur, écriture riche et cinématographique. Goncourt brillant.
RépondreSupprimerIl suscite chez moi autant l'admiration pour sa maîtrise qu'un manque total d'émotion à le lire. Et sans émotion je dois dire qu'il me manque vraiment quelque chose. Il relève plus du cabinet de curiosités que du roman.
Tu rejoins l'avis que j'émets à propos de la remarque de Cléanthe : peu d'émotions. Maintenant, tout dépend de ce que l'on espère d'une lecture. Personnellement, si l'émotion me gagne je la prends mais ce n'est pas un critère suffisant pour que j'apprécie une lecture.
SupprimerJe trouve les médias bourrés d'émotion aujourd'hui, les images d'actualité en font état pour sensibiliser, le cinéma en déborde. Pas toujours à des fins honorables. Face à cela, les regards érudits, froids si l'on veut, on le mérite d'exister.
Oui, et ca ne m'empêche pas de le lire - j'ai lu tous ses livres - par intérêt à la fois littéraire et historique.
RépondreSupprimerPas tout lu de Vuillard, mais j'aimerais.
SupprimerContent de te voir passer par ici, Pascale, tes avis éclairés.
Peu présente car des ennuis de santé mais ca s'arrange... Mes préférés de Vuillard sont "Conquistadors" et "Tristesse de la terre : Une histoire de Buffalo Bill Cody".
RépondreSupprimerJ'ai lu les deux mentionnés dans le billet, l'histoire de B. Bill m'a enchanté (et révolté). Va pour "Conquistadors" bientôt.
SupprimerBon rétablissement alors, santé pas terrible non plus pour moi cet automne. À bientôt.
Je vous lis en diagonale parce que je viens de le commencer. Je reviendrai vers votre billet quand je l'aurai terminé.
RépondreSupprimerBonne lecture !
SupprimerJe n'ai pas encore lu ce livre, j'avais bien aimé son "14 juillet".
RépondreSupprimerSur les liaisons du monde des affaires internationales avec les nazis, l'historien belgo-canadien Jacques R. Pauwels a publié quelques ouvrages trés documentés.
"L'ordre du jour" vous intéressera certainement, se lit rapidement, bien fait.
SupprimerVous évoquez J.R. Pauwels, avec ce mythe de la «bonne guerre» : puisque vos conseils m'ont toujours été profitables, je vais y aller voir, merci.
Je ne l'ai pas lu et ne dis même pas "encore", car jejsais que cela ne sera pas pour bientôt ! Je suis en délicatesse en ce moment avec les romans. Alors il suffit d'attendre. Tout passe...
RépondreSupprimerNotez que ce n'est pas tout à fait un roman, selon moi. Mais comment le classer autrement...
Supprimerc'est assez étrange le goût actuel pour reparler du nazisme, et effectivement le rôle des industriels allemands avaient été quelque peu oublié après la guerre. Dans "la disparition de Mengele" l'auteur l'évoque. J'avais bien aimé 14 juillet alors pourquoi pas. Sur France Inter , j'ai entendu Guillaume Gallienne lire ce livre et j'ai bien aimé.
RépondreSupprimerMengele puis l'Anschluss ici, c'est un hasard qui les voit emporter les deux prix célèbres. Mais le nazisme vaut qu'on s'en souvienne quand on assiste partout à la montée des extrêmes politiques.
SupprimerJ'espère que vous le lirez avec satisfaction, bonne soirée Luocine.
Rien encore lu de cet auteur mais je note car je vois "bien documenté"... Période qui m'intéresse...
RépondreSupprimerC'est peut-être l'occasion de rencontrer Éric Vuillard. Attention, c'est un regard sur l'histoire, pas un roman au sens habituel.
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