"La philosophie schopenhauerienne répudie comme bavard
tout effort pour se substituer au silence absurde.
Il ne faut pas compter sur le philosophe pour trouver des raisons de vivre."
(C. Rosset)
En 1967 Clément Rosset propose aux PUF cette relecture (1967) de Schopenhauer sous forme de deux courts essais limpides qui m'ont permis d'englober assez rapidement la pensée du philosophe allemand. Le premier texte concerne l'apport de Schopenhauer à la philosophie généalogique, le second décrit l'intuition de l'absurde qui "assure l'unité profonde de sa pensée" : 80 pages concises, qui demandent un peu d'application, de concentration et deux trois annotations au crayon.
Il semble plus logique d'aborder le second essai avant le premier mais je crois que l'ordre du livre tient à ce qu'un élément fondamental est bien exposé dans le premier, il s'agit de la fameuse notion de Vouloir.
Il existe une cause, une force, sorte d'obscur principe moteur qui anime tout (l'homme, la nature, les choses), que Schopenhauer nomme le Vouloir (qui ne désigne pas la volonté au sens humain de résolution ou détermination). Le philosophe remonte à l'essence des phénomènes et s'étonne que les forces en cause soient données d'emblée, sans explication ni justification, ni origine ni qualité : "un mode déterminé d'activité au sein des choses qui est sans cause". Si l'on veut un exemple, la pierre tombe à cause de la force physique de gravité, mais pourquoi cette gravité ? Et de là, pourquoi l'être au lieu du néant.
Toute l'œuvre de Schopenhauer trouve sa source dans une intuition première née "d'un sentiment d'étrangeté absurde devant la simple notion d'existence". Le second essai "La vision absurde" développe cet aspect fondamental en quatre sections. La première et la seconde mettent en évidence que le fameux Vouloir qui anime tout se comporte selon une organisation complexe et parfaite qui suggère l'idée d'un projet, alors qu'il n'y en a pas. Finalité sans fin et nécessité sans cause. Je communiquerai plus tard un passage éclairant (p. 49) de Clément Rosset sur les peines et la vanité des plaisirs (le Vouloir sans finalité entraîne que les buts de la vie sont sans existence réelle, d'oú l'impossibilité de concevoir le désir, p. 50) qui illustre cette réflexion du philosophe allemand. La quête vaine du bien-être humain n'est qu'un aspect secondaire du pessimisme schopenhauerien mais il aide à appréhender sa pensée.
Schopenhauer ne serait pas surpris par un monde sans fin ni cause et où tout irait de façon indéterminée et imprévisible, car il n'y verrait pas de paradoxe. L'absurde vient de ce que la nécessité stupéfiante qui gouverne le monde (exemple : l'organisation de la nature), qui "conspire à suggérer l'idée d'un but", est elle-même dépourvue de nécessité ou de cause pour la justifier.
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Découle du Vouloir sans fondement "L'illusion de la liberté "pour l'humain, la partie la plus sensible du livre à mon avis, qui remet en cause le libre arbitre. Rosset reprend l'exemple d'un homme qui sort le soir du travail, il peut rentrer chez lui, aller au théâtre, se promener ou même partir à l'étranger en laissant femme et enfants. Ou ne rien faire de précis, ce qui serait encore un choix. Ce qu'il fera sera le résultat de sa motivation la plus puissante, celle qui l'emporte au sein de sa volonté : "l'homme est seulement capable de se décider après «choix»", exprime Schopenhauer. Le mât d'un navire a la «liberté» de pencher à droite ou à gauche mais le «choix» de l'inclinaison est dictée par un jeu d'influence auxquelles il est étranger. C'est lumineux. Ce que tente d'exposer le philosophe est qu'il est impossible à notre travailleur du soir d'agir réellement selon SA volonté. S'il agit même contre ses désirs, "c'est que, ce soir-là, ses désirs le portent à la mortification et au masochisme" ajoute Clément Rosset.
Le quatrième paragraphe est consacré à la répétition éternelle (du Vouloir), notion extrêmement originale à l'époque. Maladie du temps, remise en question du devenir et l'ennui. Rosset cite l'auteur de l'Ecclésiaste dont Schopenhauer se fait l'écho :
Le quatrième paragraphe est consacré à la répétition éternelle (du Vouloir), notion extrêmement originale à l'époque. Maladie du temps, remise en question du devenir et l'ennui. Rosset cite l'auteur de l'Ecclésiaste dont Schopenhauer se fait l'écho :
"Ce qui a été, c'est ce qui sera,
Et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera ;
et il n'y a rien de nouveau sous le soleil."
Et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera ;
et il n'y a rien de nouveau sous le soleil."
Clément Rosset, à sa manière : "cette feuille d'arbre à l'automne qui tombe vers le sol en tournoyant, c'est la même que celle que j'ai vue l'année dernière à pareille époque et que je reverrai l'an prochain". Ainsi que Schopenhauer le nota à propos d'un chat qui jouait dans la cour : le même faisait les mêmes bonds et tours 300 ans auparavant. Il y a négation du principe d'individuation.
Aujourd'hui, des littérateurs et penseurs se confrontent au monde figé décrit par le philosophe allemand au 19e siècle. Ils nourrissent des soupçons envers un sens de l'histoire et privilégient "ce qui est par rapport à ce qui devient".
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Quelques mots rapides sur le premier essai consacré à l'apport généalogique [pp 32,33 et suiv].
Qu'est-ce que la philosophie généalogique ? [Cf Barbara Stiegler ”Nitetzsche et la vie” p.284 et suiv.] Rien à voir avec le temps ni la famille. Avec mes mots : disons qu'il s'agit de l'étude du caché sous le manifeste ; l'intuition généalogique réside dans la provenance des idées (le passé comme champ de forces) et non dans leur expression. On peut par exemple étudier la parenté entre les concepts moraux de la réalité socio-économique d'une époque et ses valeurs religieuses, comme le fit Nietzsche ("Généalogie de la morale"). Rosset explique que les manifestations d'un phénomène peuvent obéir à une volonté secrète (qui ne lui est pas liée par une filiation chronologique) qui réalise ses desseins par des transformations que doit déterminer le généalogiste (p. 2). Attention, il ne s'agit pas simplement de trouver la cause cachée d'une manifestation, mais d'étudier le rapport avec une manifestation sous-jacente, il s'agit donc de "penser une métamorphose". Les premiers tenants de cette méthode sont Nietzsche, Marx puis Freud.
Schopenhauer considère que l'intellect obéit à la volonté (la force du Vouloir), ouvrant ainsi une porte sur la notion d'inconscient, ce qui représente le point de départ d'une philosophie généalogique. Malgré cette intuition, le rapport entre Vouloir et intellect lui fit entièrement défaut, comme si la puissance du premier anéantissait ses dépendances. Il appartiendra à Nietzsche, son lecteur attentif, de scruter avec plus de pénétration les profondeurs psychologiques en réunissant la fameuse "volonté" et l'intelligence, afin de proposer des interprétations généalogiques.
Rosset conclut que la philosophie de Schopenhauer est un peu celle d'une révolution manquée qui attendra Nietzsche et Marx pour assumer la rupture avec Kant.
L'essayiste voit une double origine à ce défaut. D'une part, l'incapacité involontaire et maladroite d'exploiter ses propres concepts à des fins généalogiques. D'autre part, une intention cohérente favorisée par le credo du Vouloir unique et sans fondement qui crée un monde irrationnel et absurde: ".... ce qui l'intéresse d'abord n'est pas d'expliquer les phénomènes par l'influence du Vouloir, mais de décrire le Vouloir lui-même dans son absurdité précisément inexplicable" (p. 32).
L'entreprise schopenhauerienne aboutit à la libération par "une sorte de sagesse pratique [...] dont le dernier mot est d'éviter la souffrance" (pp 42-44). Le philosophe français y voit "un curieux postulat optimiste" où il nie (et se retourne contre) la volonté dont l'homme est prisonnier.
Pour conclure et atténuer la mélancolie reflétée par cette pensée, le spectacle de l'homme voué à une situation absurde n'a pas un caractère vraiment tragique chez Schopenhauer. Aussi pénible soit-il, il apparaît au pire tragi-comique, sous le regard du penseur désabusé et sarcastique. "Nietzsche le principal lecteur de Schopenhauer, tenta de replacer le débat à un niveau plus tragique", rappelle Clément Rosset (p. 78).
Édités en 2017 : Schopenhauer, Lettres I et II (voir Le Monde)
ah que voilà un billet qui me passionne, Schopenhauer d'abord dont certains passages du Monde m'ont énormément poussé à la réflexion et à d'autres lectures philosophiques
RépondreSupprimerClément Rosset enfin que je lis et relis depuis très très longtemps mon exemplaire sur Schopenhauer était en état lamentable et j'ai racheté le même que vous pour garder cette lecture toujours possible
Depuis j'ai évolué et je préfère le Clément Rosset tragique et ces deux essais la logique du pire et l'anti-nature, peut être sont ils réédités avec des titres différents, ça arrive souvent
Nietzsche admirateur forcené de Schopenhauer avant de s'en éloigner
Je trouve aussi que Schopenhauer a quelque chose à voir avec le bouddhisme non ?
"La logique du pire" et l'"Anti-nature" ont été réimprimé très récemment et exactement aux éditions Puf (Quadrige), comme celui-ci. J'ai beaucoup d'intérêt, comme vous semble-t-il, pour la pensée de Schopenhauer et bien sûr Clément Rosset qui explique tout de façon très claire. Ce sont des livres précieux auxquels je me réfère régulièrement : un résumé tel que celui auquel je me suis attaché contient des raccourcis qui me dérangent (mais il faut bien donner un aperçu) et rien ne vaut les mots de Rosset.
SupprimerLe bouddhisme, oui, dans l'issue qu'il propose à l'impasse absurde, Schopenhauer a donné son «esthétique» libératrice où il analyse notamment le domaine indo-mystique (le nirvâna est le détachement suprême) qui affranchit de la fameuse volonté. Rosset y voit quand même un retournement de l'idée fondamentale du Vouloir, sous certaines conditions certes, mais négation quand même.
Je ne savais pas du tout que vous étiez intéressée par ces sujets (par Rosset, vous me l'aviez dit) et que nous partagions ce petit bijou d'opuscule sur Schopenhauer. Je vais me procurer prochainement "La force majeure" du même CR et j'ai en attente "Le Réel-Traité de l'idiotie". J'ai également acquis les briques "Lettres I et II" (Folio essais), ce sera pour m'y promener au gré de moments choisis.
Bonne semaine Dominique, à bientôt.
Nietzsche a été largement inspiré au départ par Schopenhauer, mais il faut bien constater qu'en allant plus loin que ce dernier, parfois de manière géniale, il a fini par quasiment inverser l'idée fondamentale du philosophe de l'absurde !
SupprimerJ’ai beaucoup de mal à lire les livres de philo mais parfois des livres qui expliquent la pensée philosophique m’intéressent et sont plus abordables.
RépondreSupprimerJe ne vais pas laisser croire que ce livre se lit comme une chanson, mais pour celui ou celle qui veut l'assimiler et se faire un avis, Clément Rosset va à l'essentiel de la philosophie de Schopenhauer, sans jargon.
SupprimerJ'ai, par exemple, essayé de lire J Derrida, "Foi et Savoir": j'ai humblement abandonné cet amphigouri.
pour répondre à Luocine j'abonde dans votre sens, c'est certainement un des livres les plus clairs sur cet auteur difficile d'accès il faut le reconnaitre
SupprimerRosset est clair et parfois plein d'humour
Je trouve Nietzsche plus difficile d'accès, mais certains points ont été éclaircis par la lecture de Pascal Thomass (voir recension de "S'affirmer avec Nietzsche", souvenez-vous ici-même).
SupprimerDésolé, il s'agit de Balthasar Thomass, et non Pascal.
Supprimerla force majeure est un de mes préférés même si je n'adhère pas à tout, le traité du réel est un des meilleurs livres de Rosset
RépondreSupprimerl'anti-nature n'est pas à proprement parlé sur Schopenhauer c'est même un traité du tragique donc finalement éloigné car pour Rosset dans ce livre approuver l'existence c'est en reconnaitre l'aspect tragique
on y retrouve les atomistes grecs, Montaigne, Machiavel, Hobbes par exemple contre (si on peut parler ainsi) Platon, Aristote, Pascal
j'aime lire de la philosophie mais j'en parle assez mal c'est pourquoi je ne fais pas de billets ou rarement désolée si je ne suis pas très claire
Je ne pense pas adhérer non plus au contenu de "La force majeure", mais c'est précisément la raison pour laquelle je veux le lire. C'est une façon pour moi de me confirmer dans mes opinions, et puis les idées intéressantes naissent de la controverse, vous savez bien.
SupprimerJe comprends très bien ce que vous exprimez, vos mots sont justes. je suis aussi assez proche du "Rosset tragique", j'espère trouver d'autres affinités dans livres plus récents. "Le réel et son double" était très bon.
Sur le sentiment tragique de la vie, lire Miguel de Unanumo.
RépondreSupprimerMerci. Un précurseur de l'existentialisme, d'inspiration chrétienne. La soif d'immortalité.
SupprimerIl va falloir que je trouve le moment propice pour lire cet essai ( calme et temps) mais comme je suis une fan de la littérature fin de siècle, il va falloir un jour que je m'y penche dessus. Il a influencé aussi bien Conrad que Goncourt, enfin tous les auteurs de la fin du XIXeme siècle...
RépondreSupprimerLes idées de Schopenhauer trouvent des échos chez les artistes du 19è siècle et bien entendu aujourd'hui. Quant à l'influence sur Joseph Conrad, elle est abordée par quelques critiques mais il semble aussi que l'américain ait fini par rejeter certains aspects de l'éthique de Schopenhauer. Je n'ai rien trouvé en français sur ce thème, c'est dommage.
SupprimerSi la pensée pessimiste vous tente, ce livre-ci est une bonne pioche.