[...] les plaisirs ne sont pas seulement moins nombreux, dans l'existence, que les peines ; ils sont aussi et surtout moins réels. À maintes reprises, Schopenhauer insiste sur le caractère négatif de tout plaisir, sur l'insatisfaction inexorablement attachée à toute satisfaction, à la différence des douleurs et des besoins qui créent un état de souffrance plus stable. C'est qu'un manque, une privation, se ressentent, au lieu que leur satisfaction, qui ne fait que ramener à l'état antérieur à l'apparition du besoin, ne suscite aucun état positif ni durable. Le plaisir ne se ressent pas ; à la limite, il n'est pas. «Nous sentons la douleur, mais non l'absence de douleur ; le souci, mais non l'absence de souci ; la crainte, non la sécurité... Seules, en effet, la douleur et la privation peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d'elles-mêmes ; le bien-être, au contraire, n'est que pure négation.»[*] Il n'y a que la peine qui se ressente ; le plaisir, si on l'analyse hors des prestiges que lui prête le besoin, apparaît lui-même comme négatif. Toute recherche de bien-être est donc impossible d'emblée, et c'est en vain qu'on chercherait dans le bonheur une finalité quelconque pour la condition humaine.
Clément Rosset - Schopenhauer, philosophe de l'absurde (PUF, 1967, réimpression 2015)
[*] Le monde comme volonté
Les philosophes me semblent souvent s'enfermer dans leur théorie, tout vouloir faire entrer dans leur schéma d'ensemble. Moins réels, les plaisirs ? Moins longuement ressentis, sans doute, mais ressentis, heureusement. (La vie est nulle sans bulles ;-)
RépondreSupprimerJe crois vous connaître un peu et ne suis pas étonné de ce commentaire. Je me souviens encore de notre regard très différent sur la pièce de Beckett "Oh les beaux jours"...
SupprimerJe ne pense pas que pour ce philosophe-ci et pour cet extrait précis, il s'agisse de faire entrer des constations dans un schéma d'ensemble, elles sont justement à la source de sa réflexion. Et personnellement, je souscris au déséquilibre flagrant de la balance des peines et des plaisirs ainsi que de leur «réalité».
L'idée d'un système de pensée colle mal avec Schopenhauer, je trouve justement qu'il s'est limité à une idée intuitive primaire (le Vouloir sans finalité) qu'il n'a pas souhaité (ou pas pu), comme Nietzsche, Marx ou d'autres, élaborer dans une grande construction idéologique, hormis les solutions proposées pour se libérer (l'art et la contemplation, le détachement spirituel d'inspiration orientale,...).
Je crois aussi qu'il est important de ne pas confondre philosophie et pensée positive. J'avoue me sentir plus à l'aise parmi les ricanements des pessimistes qu'avec les éblouissements des optimistes, mais je comprends que cet avis ne soit pas partagé. Et d'accord avec votre boutade sur les bulles !
J'avais hésité à commenter votre billet, je ne fréquente pas assez les philosophes pour philosopher à bon escient, je le reconnais. Merci pour votre réponse qui éclaire votre point de vue.
SupprimerVous connaissez la phrase d'Alain : "Le pessimisme est d'humeur ; l'optimisme est de volonté."
N'allez surtout pas regretter d'avoir commenté, vous avez un ressenti différent devant l'existence, à tel moment, devant tels mots, voilà tout, et côté philo, vous ne sortez pas d'un livre de philosophie dont je possède, sans doute temporairement, assez de souvenirs pour gloser un peu.
SupprimerEt la contradiction fait avancer tout le monde.
Votre citation : je comprends qu'Alain insiste sur la part d'effort de volonté, de pratique que peut requérir une attitude optimiste éloignée de tout aveuglement béat.
Merci d'être revenue, chère Tania, bonne fin de journée.
Et bien voilà que j'ose m'opposer à ce philosophe... Le plaisir, la tranquillité, l'apaisement du quotidien se ressentent, à mon avis. Peut-être qu'effectivement on ne nous apprend pas toujours à repérer cette sensation. Mais je ne connais pas suffisamment sa pensée pour comprendre au mieux ce qu'il veut dire ? Pense-t-il que la vie n'étant qu'un combat, elle ne peut permettre que des sensations de lutte ?
RépondreSupprimerMerci en tout cas pour cet extrait qui fait réfléchir (ce qui est important !) et merci aussi pour votre dernière visite.
S'il est une personne qui se devait de réagir, c'est vous Bonheur, qui soulignez au jour le jour les petits moments heureux. L'apaisement, le bien-être comme on dit, est un sentiment «en creux» selon moi, c'est l'absence de souci, de douleur, non une sensation réelle de plaisir, ni même la joie. Je suis, ça va bien, point. Mais je peux difficilement comparer l'intensité de ce sentiment (est-il bien palpable ?) à celui que je ressens lorsque je souffre physiquement ou moralement.
SupprimerDans la méditation que j'ai pratiquée longtemps, les techniques spirituelles de bien-être, dans lesquelles je vois des vertus, l'ennui à la longue prend le dessus chez moi, avec un sentiment d'inanité. Elle m'ont servi à combattre des épreuves, c'est tout, on en revient au point de départ.
Vous dites "apprendre à repérer", ne trouvez-vous pas que cette quête même atteste que les plaisirs, les joies ne sont pas une évidence. Devons-nous chercher les petites douleurs et peines pour les éprouver ?
Ne me faites pas dire ce que je ne veux pas dire : votre manière de positiver est une réponse appréciable, une manière de vivre que j'apprécie. Mais elle n'enlève rien au constat du philosophe pessimiste.
Pour répondre à vos questions (lutte, combat), il faudrait peut-être lire mon compte-rendu précédent. Ce philosophe s'étonne simplement que l'on ne trouve aucune cause, aucune finalité (à moins d'être croyant mais on est alors dans la foi qui pour moi sort de la démarche philosophique telle que je veux l'aborder) aux forces qui animent le monde et l'homme. Tout est organisé de manière à suggérer une fin qu'on ne voit pas, à moins d'en inventer une. Ce n'est pas à cause de ce constat que la vie est un combat, certains doivent en mener, ne fût-ce que matériellement, la vie n'est pas toujours facile.
Je reviendrai ci-dessous si autre chose me revient au sujet de cette réflexion. Merci en tout cas d'avoir réagi.
Le bonheur pour moi se perçoit a posteriori. Nous évoquons parfois avec ma compagne des moments que nous avons vécu ensemble, et nous posons dessus un œil qui nous fait dire "C'était du bonheur, nous étions heureux". Parce que globalement, tout ça laisse un beau souvenir. Si l'on creusait, nous verrions que dans ces moments-là il y avait l'agacement de rater un train, d'avoir perdu des lunettes, une petite brouille, un plat avarié, une ampoule aux pieds,... mais c'était, vu d'ici et aujourd'hui, du bonheur, tout simplement. Au moment même, je ne crois pas que nous éprouvions réellement une sensation de bonheur. Nous vivions cela, point et si nous nous étions posé la question au moment même, nous n'aurions pas crié, ni même songé, "quel bonheur !".
SupprimerC'est peut-être cela le plus dommage, que nous ne soyons pas en mesure de percevoir que nous vivons en fait un moment de bonheur. Je dois reconnaître que je suis une grande pessimiste, mais vulgairement parlé "je me soigne".
SupprimerOn a beau souligner les moments chouettes, s'y arrêter, je ne suis pas certain que leur perception sera plus intense. Nous développerons peut-être un sens optimiste plus affûté, comme le préconisent les tenants de la pensée positive.
SupprimerJe vous avoue que ma meilleure consolation, je la trouve dans la lecture d'écrivains, de penseurs, de poètes qui ressentent, déduisent constatent les mêmes choses que moi. L'on peut beaucoup s'y consoler, voire sourire du tragi-comique du destin humain, sans devenir cynique ni désespéré.
Mais je vais finir par devenir désespérant, alors bonne soirée Annie, merci d'avoir donné votre sentiment. Je vais me soigner :-)
Bonjour Christian, je voulais ajouter quelque chose à cet extrait, à ces commentaires et réflexions si intéressants.
RépondreSupprimerSans doute, grâce au crabe (il faut lui rendre justice) je mesure les moments heureux par comparaison à tous les autres... Je ne parle pas de bonheur mais de moments de joie de vivre qui font "oublier" tous les très mauvais.
Doit-on être très mal longtemps, vivre avec un épée de Damoclès au dessus de la tête (et angoisser, bien sûr) pour que le positif prenne le dessus?
Je ne sais, " le bien-être, au contraire, n'est que pure négation", je le comprends ainsi. Mais, moi non plus, je ne suis pas très calée en... Schopenhauer!
Je poursuis ma réflexion donc! Merci.
Bonjour Colette, je comprends ces moments où, après des situations très pénibles, par contraste, la joie de vivre a un prix supérieur, une autre "substance".
SupprimerCet extrait sur les plaisirs et les peines n'est pas au centre de la pensée de Schopenhauer, cela reste secondaire, il faudrait lire au moins le compte-rendu précédent, voire le petit livre de Rosset. Je crois que l'on s'égare un peu. Aurait-on l'impression, fût-ce temporairement, que les plaisirs compensent l'intensité des peines (ce que je ne sais pas croire), le sentiment de l'absurde qui fonde sa pensée demeure.
La phrase sur le bien-être que vous pointez : le philosophe définit le bien-être comme négatif car il est davantage l'absence de quelque chose de déplaisant qu'un sentiment réellement positif, palpable, mesurable. Je suis là à écrire, tranquille, aucune contrariété particulière, j'observe le dégradé bleu rose du ciel par la fenêtre, pas vraiment un plaisir, pas vraiment de la joie, difficile de mesurer, de palper cet état, oui c'est du «bien-être», si on veut le nommer ainsi, je n'ai ni douleur, ni souci, ni crainte particulière, c'est certain, mais il m'est difficile de dire autre chose de concret à propos de cette sensation apaisée, neutre.
Bonne journée Colette.
Vous avez raison, on s'éloigne de Schopenhauer, désolée...mais ces réflexions, toutes, exprimées ici sont loin d'être inintéressantes (enfin je trouve).
SupprimerJe relirai votre billet antérieur, un peu oublié, certes!
Bonne journée Christian.
Je suis content que les gens réagissent à des billets et des commentaires, ne soyez pas désolée. La philosophie est parfois un peu imbuvable, il faut quelques affinités, ne lisez le billet que si vous le souhaitez, ça doit rester un plaisir.
SupprimerJ'ai écrit "apprendre à repérer (le bonheur) car il me semble que dans notre éducation occidentale, on insiste sur la difficulté de la vie, systématiquement et il y a toujours beaucoup de contraintes qui sont "conseillées". Oui, c'est vrai, parfois, on se souvient a posteriori de moments de bonheur, mais peut-être arrive-t-il aussi de se rendre compte qu'à un moment de sa vie on n'était pas heureux, finalement, car on s'était laissé emporter par les contraintes d'une vie imposée.
RépondreSupprimerComprenez moi bien : je ne nie pas la souffrance ; elle existe ; elle fait mal ; on ne peut ignorer les horreurs du monde. Mais ma philosophie, si tant est que j'en ai une, est de mettre sur un pied d'égalité difficulté et joie et de leur permettre d'être définies en tant que telles, et non pas en fonction de l'autre. C'est peut-être une utopie ?
Très bonne journée.
Je suis un peu ennuyé car, comme je répondais à l'instant à Colette, nous sortons du constat philosophique pour faire de la pensée positive, libération vis-à-vis des contraintes humaines. Et de plus j'ai l'impression que vous vous défendez de quelque chose, je ne vois pas très bien en quoi le bien-fondé de vos démarches a été remis en question ?
SupprimerIl semble que nous soyons d'accord sur tout. Hormis sur une chose, votre projet est de "mettre sur pied d'égalité peines plaisirs" : si je suis Schopenhauer, dont le point de vue est qu'ils ne le sont pas, je considère que cela fait partie de la nature humaine et l'on n'y peut rien changer. Sinon sa manière d'y faire face. Personnellement, et je le disais plus haut à Annie, c'est en me confrontant aux penseurs tristes que je me console et retrouve le sourire et non en voulant obstinément constater qu'il y a beaucoup de belles choses (c'est le cas d'ailleurs, parfois). Chacun sa façon de s'affranchir des vicissitudes, votre démarche, Bonheur, n'en est pas moins noble et intéressante.
Bonne journée.