7 mai 2018

Enclore la démence

Traduit du portugais (Brésil) par Maryvonne Lapouge-Pettorelli

Nous avions laissé un J-M Machado de Assis légèrement mélancolique et vieillissant, pas vraiment dans la ligne de ce que la postérité lui reconnaît, le cynisme et l'ironie. "L'Aliéniste", par contre, est un conte cinglant qui moque la science et la médecine de l'esprit au 19e siècle, gloussant au passage sur la comédie humaine. La bourgade Itaguaï (Ithaque brésilienne où revient le médecin Simon Bacamarte, l'esprit plein d'un voyage d'études en Europe) est le miroir d'une société très influencée à l'époque par le positivisme: davantage de rationalité scientifique, moins de théologie et de spéculations métaphysiques. Bacamarte entreprend de bâtir un asile pour les fous, la Maison Verte,  aux fins d'étudier ces cas.  

L'on aura l'occasion de sourire dès les premières pages, lorsque notre grand homme a convaincu les conseillers de Mairie d'adopter son projet qu'il convient de financer. Il est décidé de taxer les plumets sur les attelages lors des enterrements : "Qui désirerait emplumer les chevaux tirant le corbillard paierait deux testons à la commune pour chaque heure écoulée entre le décès et la bénédiction ultime au-dessus de la sépulture." Mais le calcul du rendement de la taxe s'avérant fort compliqué, "l'un des conseillers, qui n'accordait aucun crédit à l'entreprise du médecin, demanda qu'on dispensât le malheureux d'un travail aussi inutile". Les taxes communales, déjà.

Humour entretenu au paragraphe suivant lorsque Simon Bacamarte entend graver une inscription sur le frontispice du bâtiment : arabisant de longue date, il tient du Coran que Mahomet jugeait les fous vénérables, car Allah les priva de jugement afin qu'ils ne puissent se rendre coupables de péché : "craignant d'indisposer le curé, et son évêque par personne interposée, il attribua la sentence au pape Benoît VIII, mensonge fort pieux du reste, qui lui valut de la bouche du père Lopes, lors du déjeuner d'inauguration, le récit de la vie de l'éminent pontife". 
Relativity - M. C. Escher
Esprit et décor plantés, la fable vire continuellement à l'inattendu. Je ne résumerai pas le scénario de ce livre court, il en perdrait sa saveur. Sachez que les théories du médecin, mises en application au fil du récit, donnent lieu à divers retournements au gré des conclusions logiques auxquelles parvient le savant, dont la moindre n'est pas la décision de relâcher les véritables aliénés pour enfermer les (rares) gens équilibrés, qui lui paraissent soudain  relever de la pathologie mentale. On ne s'étonne pas que tout cela conduise à une révolte contre la Maison Verte, sorte de prise de la Bastille (l'Histoire contemporaine ne nous a-t-elle pas appris que l'espace carcéral prend la forme de l'internement psychiatrique ?). Et l'occasion pour Machado de Assis, qui sait combien l'Amérique latine est sujette aux changements brusques de régime, de mettre en scène une très efficace parodie de soulèvement populaire, de dictature populiste et de concupiscence du pouvoir.

Dans le monde nouveau qui s’annonce à l'époque, le savant prend la place du prêtre ; il est chargé non plus de dire le bien, mais de dire le vrai ; il n’y a plus vraiment de péché et de mal dans la société, mais le déséquilibre, la pathologie et la folie. Machado de Assis plonge ce savant-type moderne et occidental, obsédé par la vérité et la raison raisonnante, dans une société brésilienne encore archaïque, marquée par la foi et par un certain manichéisme. Le livre interroge la figure du scientifique empirique, celui qui veut tout réduire, y compris la morale, à ce que sa science lui permet de comprendre.

"Sans doute, l’un des premiers soins des aliénistes du  XIXe  siècle a été de se faire reconnaître comme «spécialistes».  Mais spécialistes de quoi ? De cette faune étrange qui,  par ses symptômes, se distingue des autres malades ?  Non pas, mais spécialistes plutôt d’un certain péril général  qui court à travers le corps social tout entier, menaçant  toute chose et tout le monde, puisque nul n’est à l’abri de  la folie ni de la menace d’un fou. L’aliéniste a été avant tout  le préposé à un danger ; il s’est posté comme le factionnaire  d’un ordre qui est celui de la société dans son ensemble." (Michel Foucault - "L'asile illimité" - Le Nouvel Observateur mars-avril 1977). 

Conseil: lisez l'introduction de Pierre Brunel (littérature comparée) après, ce sera plus profitable et moins spoilant.

Deux analyses : Brumes et Urban Comics

6 commentaires:

  1. un roman qui m'avait un peu déconcerté mais beaucoup plu
    l'illustration me fait penser à la folie de Piranese

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    1. Peut-être Escher a-t-il subi l'influence de Piranese ? Il y a parenté, même si le second ne joue pas sur l'illusion optique.
      Je me demande si je ne vais pas poursuivre avec "Quincas Borba", où un homme hérite de la fortune et du chien d'un ami, mais aussi de sa folie.

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  2. Je suis tentée, même si le thème de la démence me paraît douloureux à aborder pour l'instant. Se sauver par l'humour ?

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    1. Je crois comprendre que vous vivez (avez vécu) des mauvais pénibles ? trop près, l'humour est aussi impuissant qu'inadéquat, sans doute.

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  3. Je suis sur la même ligne que Tania, bien que ce que vous écrivez de ce livre soit très attirant. L'humour peut nous protéger, mais ne sauvera jamais celui qui est atteint, car le plus souvent il ne peut le comprendre. Un sujet bien difficile, mais dont je comprends qu'on puisse faire une fable.

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    1. L'humour de l'auteur porte essentiellement sur le corps médical (et la politique qu en découle), qui à l'époque, balbutiait, bien avant la découverte des médicaments psychotropes qui, quoi qu'on en dise, améliorent autant le sort des malades que le travail des soignants.
      Quant à rire des fous, c'est aisé (les plaisanteries foisonnent) et lorsque l'on ne se sent pas concerné, de près ou de loin. Et l'on arrive à la fameuse question, "peut-on rire de tout" et ses multiples prises de position.

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