12 juin 2018

Cassé

[....]. L'idée m'avait effleuré que d'une certaine façon mon père était déjà mort et que tout le monde, moi compris, était impatient qu'il en prenne conscience, s'en aille loin et se soustraie à notre vue incommodée. Là-dessus, un formidable fracas a retenti derrière moi, si sonore que d'instinct j'ai cherché à esquiver. Mon père avait renversé un lourd présentoir en bois qui gisait à présent face contre terre, à ses pieds, dans un nuage de poussière. Le meuble s'était fendu sur un côté et je me souviens d'avoir été émerveillé par la blancheur frappante et choquante de cette blessure qui révélait le bois à nu dans ses fibres profondes. Mon père, à croupetons, genoux et coudes pliés, contemplait ce qu'il avait fait en tremblant de la tête aux pieds, le visage tordu, les dents découvertes en un grognement furieux qui m'a poussé à me demander un instant s'il n'avait pas fini par céder à une folie totale et violente, s'il n'avait pas craqué sous le stress lié à sa mort prochaine. Je l'ai dévisagé bouche bée, effrayé mais fasciné aussi. Affreux n'est-ce pas, de voir comment la calamité la plus abominable prendra l'allure d'une ponctuation bienvenue dans l'ennui général de la vie. L'ennui, la peur de l'ennui, voilà l'aiguillon le plus subtil et le plus efficace du diable. Après quelques minutes, mon père s'est effondré, comme si tous ses os avaient fondu, il a fermé les yeux et porté une main tremblante à son front.
«Désolé, a-t-il marmonné, c'est tombé. J'ai dû le bousculer. »

John Banville - La guitare bleue (Robert Laffont, traduction Michèle Albaret-Maatsch)


2 commentaires:

  1. Un extrait sans pitié il me semble, mais qui donne envie d'en savoir plus !

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    1. L'extrait peut donner cette impression dure, mais dans le paragraphe qui suit, le narrateur sera ému aux larmes en retrouvant les pantoufles de son père décédé sous le lit.

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