26 mars 2019

La poursuite du malheur

Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Carasso

Le titre original "The situation is Hopeless but not Serious. The pursuit of Unhappiness"  (1983) est plus futé que celui du poche "Points" dont je dispose. La caricature en couverture représente le politicien et historien François Guizot (presse dominicale Le Bouffon, 4 août 1867), illustration de l'homme atonique ruminant ses malheurs.

Le railleur Paul Watzlawick (1921-2007) invite, en une centaine de pages parodiques, à adopter la bonne méthode pour ne pas trouver le bonheur : "c'est une introduction systématique aux mécanismes les plus fiables et les plus utiles à la recherche méthodique du malheur – recherche fondée sur des dizaines d'années d'expérience clinique". L'auteur, docteur en philosophie et psychologie analytique, a exercé la psychiatrie à Zurich. 

"Être malheureux est certes à la portée du premier venu. Mais se rendre malheureux, faire soi-même son propre malheur sont des techniques qu'il faut apprendre" : car, malgré le nombre de personnes naturellement douées, il en est de nombreuses qui ont besoin d'un petit coup de pouce. Ce modeste guide tente d'y contribuer, non seulement par altruisme, mais aussi pour des raisons économiques et politiques : des pans entiers de l'industrie feraient faillite et des millions de gens se retrouveraient au chômage si la santé des citoyens s'améliorait, du berceau à la tombe, par la grâce d'un bonheur dégoulinant. L'État moderne a besoin du malheur de ses concitoyens.

C'est de ne pas parvenir à l'harmonie avec les autres que l'homme fait son malheur, conclura-t-on. Et l'harmonie passe par la communication, qui a beaucoup préoccupé Watzlawick. Un exemple (repris dans la brève recension de Wikipédia) : une épouse reproche à son mari de ne pas lui offrir des fleurs ; lorsqu'il lui en offre, la femme peut penser et lui reprocher «c'est parce que je te l'ai dit que tu m'en offres», ce qui amènera le mari à trouver cela désagréable et on entre dans un cercle vicieux avec reproches et sous-entendus sans fin. On entre dans le même jeu avec l'injonction «Sois spontané !» – elle entraîne soit le refus, soit la coercition qui, par définition, ne l'est pas –, jeu décrit comme double contrainte (cf les cinq axiomes de la communication entre individus, en particulier dans la relation médecin/patient).

Particulièrement intéressante, la section "Gardez-vous d'arriver", inaugurée par une sagesse orientale "mieux vaut voyager plein d'espoir qu'arriver au but". Oscar Wilde disait les deux tragédies de l'existence, celle de ne pas réaliser son rêve, l'autre étant celle de le réaliser. Dans la vie, le but inaccessible s'avère bien plus désirable, romanesque et extatique que le but atteint : lune de miel (pas si douce), retraite (ennui), voyage exotique (escroquerie par un taximan), réussite études (trouver un emploi), etc. Le thème inclut un savoureux corollaire sur la vengeance – son désir s'évapore lorsque l'impuissance à la réaliser disparaît – où un Belge, événement relaté par George Orwell, comprend le sens de la guerre. À méditer.

À la suite de cet opuscule acide et salutaire, Watzlawick a aussi écrit "Comment réussir à échouer" (1986), pareillement grinçant. 

"La conviction que sa propre vision de la réalité est la seule réalité
est la plus dangereuse de toutes les illusions."
Paul Watzlawick

24 commentaires:

  1. Oh je sens que ces lectures sont parfaites!!! De plus les deux sont dans mes biblis!

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    1. Vous avez de la chance d'avoir ces livres en bibliothèque en France (quelle ville au fait ?). Ici (Liège), c'est moins riche et la consultation en ligne depuis le domicile fonctionne mal.

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    2. J'habite une petite ville on va dire assez en campagne, et j'aime, mais si un jour vous voulez découvrir Chambord ou la région, faites moi signe, j'habite par là!

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    3. Merci, je ne manquerai pas de vous demander des tuyaux lorsque j'irai par là. Sans vouloir me montrer indiscret, je m'étonnais que le réseau de bibliothèques dans votre région soit si bien approvisionné.
      Bonne journée.

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    4. Le responsable d'une des bibliothèques a pour principe de ne pas jeter grand chose, et la 'réserve' est une mine d'or avec des vieilleries incroyables (et de plus ils achètent beaucoup!)
      L'autre bibliothèque fonctionne classiquement, avec du désherbage et éventuellement de la vente à petit prix.
      De plus Emmaüs est incroyablement bien rangé et fourni en livres!

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    5. C'est beaucoup moins "sympa" ici, disons que ça fonctionne "classiquement", comme vous dites (sauf que la consultation du catalogue ne fonctionne pas de chez moi, ou bien une fois sur deux, je n'ai jamais compris pourquoi. J'ai téléphoné sans obtenir de réponse claire. Je vais réessayer.).
      Les lecteurs n'ont guère de possibilités d'influer sur les livres achetés, l'accès aux réserves est lourd. En fin de compte, le réseau est correct, ne coûte pas cher (6/an), c'est positif.

      Mais la débrouillardise, la curiosité, mettre son nez partout où il y a des livres, peut sauver la situation.

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  2. Et je constate que je possède sur mes étagères Guide non conformiste pour l'usage de l'Amérique (seuil, 1987)(lu)(à relire je ne sais pas comment ça a vieilli)

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    1. Ah oui, celui-là m'avait échappé, merci de le signaler. Il faudrait relire, en effet, pour voir si c'est dépassé.
      En tout cas, celui que je propose est intemporel :-)

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  3. je note immédiatement d'autant que cela fait écho à une lecture que je viens de faire : l'enfer est une fête (joli titre) de Hervé Clerc , un livre réjouissant, tonique, plein d'humour et pourtant tout à fait sérieux je pense que c'est un peu la même famille

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    1. Il ne me reste qu'à noter celui de Hervé Clerc ! Beau titre, oui, Je lirai votre compte-rendu.
      Watzlawick est sans doute plus du côté des thérapeutes, mais ce doit de la même veine.

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  4. les exemples qui sont dans ce billet sont criants de vérité, pas trop de place en ce moment pour de nouvelles lectures, et pourtant ! celle-là me semble fort intéressante.

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    1. Ce n'est pas évident d'inclure dans notre planification personnelle les livres qui nous attirent sur les blogs. Pour ma part, lorsque je rencontre un livre dont la couverture, le titre ou l'auteur m'est familier grâce à un billet, cela crée automatiquement un déclic. Et je l'emprunte ou l'achète alors plus franchement.

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  5. Un aperçu alléchant, c'est noté.

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    1. Belle lecture si vous le rencontrez, belle journée.

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  6. Quelle excellente idée ! Mais la plupart d'entre-nous a-t-il vraiment besoin de conseils ? J'en doute un peu. Mais l'ironie fait tant de bien !

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    1. C'est railleur, mais ne donne pas vraiment envie de rire, car on s'y reconnaît toujours un peu !
      Un livre classé "humour" par Points (Seuil), avec des fondements sérieux.

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  7. Ah, en voilà une lecture réjouissante, ne fût-ce que pour contrecarrer ou s'empêcher de dire ou faire, prendre le contre pied et ruiner certains, ils sont légion, distributeurs de poisons:-))
    Bon week-end Christian.

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    1. Watzlawick a dû s'amuser en écrivant ce livre ou bien il était exaspéré par des gens (des patients ?) qui avaient le don de faire leur propre malheur...
      Bon week-end Colette.

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  8. Excellent suggestion cher Christw que je m'empresse de noter.
    Merci.

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  9. Savez-vous que c'est un livre que j'ai lu, relu, relu encore, et offert un grand nombre de fois. Vous me faites penser, et je vous en remercie, qu'il faut que je l'offre à quelqu'un qui m'est proche et râle constamment.
    Bon week end !

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    1. Râleur (je ne suis pas mal dans le genre) et malheur, râleuse et malheureuse, riment bien...
      Bon week-end Bonheur.

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  10. Je viens de lire ce (court) livre, et avec bonheur, amusement, et aussi réflexion.

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    1. Merci pour le retour, j'ai le même avis, bon dimanche !

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