22 mai 2019

Les Parques farceuses

"Parfois c'est vrai, elles s'ennuient. À force de toujours tirer, tisser, couper, elles trouvent le temps long, même si chez elles, le temps n'existe pas, puisque le temps c'est elles ; alors elles cherchent un amusement, une façon de faire qui pourrait divertir leur quotidien, oh pas grand-chose, quelque chose d'imperceptible, quelque chose de discret, quelque chose d'élégant, car ce sont trois vieilles dames dignes, et chez elles il n'y a jamais rien qui dépasse, alors oui, un coup d'œil à gauche, un coup d'œil à droite, il y en a une qui met un fil avec un autre, celui-ci tiens, avec celui-là, et les deux autres la regardent, car les deux autres savent qu'on ne peut pas faire ça, les deux autres savent que d'habitude on ne doit pas faire preuve d'originalité, on doit tisser, tirer, couper, en silence, humblement, mais autour d'elles c'est le désert, personne ne les regarde, personne n'y prête attention, elles sont seules les Parques, et elles sont si sérieuses que ce serait leur faire injure que de les surveiller, pensez donc, toutes ces vies tissées, tirées, coupées, depuis si longtemps, toutes ces destinées, une par une et toutes en même temps, avec tellement de sérieux, de rigueur, d'opiniâtreté, mais c'est trop tard, d'un geste rapide l'une d'elles a une envie soudaine de fantaisie, hop, les deux fils sont noués, alors la seconde Parque sourit et, un coup d'œil à gauche, un coup d'œil à droite, elle aussi s'y met, hop, elle noue un autre fil aux deux autres, et la troisième ne veut pas être en reste, elle prend un quatrième fil, et voilà, elle aussi elle fait son nœud, oh trois fois rien, un tout petit nœud, minuscule, invisible, et ça les amuse, et ça les fait ricaner, et ça les fait glousser, Haberlus noué avec un enfant qui a faim, un imprimeur de Mayence noué avec un Mangeur de livres, et elles se regardent en coin, et une lueur brille, quelle idée ma vieille, quelle maligne tu fais, oh la coquine, on verra bien ce que ça fait, et le beau nœud disparaît dans le tissu du temps, les Parques reprennent leurs gestes automatiques, elles n'y pensent plus, même si c'était amusant et spirituel ce petit nœud de 1488, et elles tissent, tirent, coupent, en suivant des yeux ces quatre fils mis ensemble qu'elles laissent derrière elles et qu'elles oublient dans la bobine du temps qui s'enroule là-bas dans l'obscurité."

Stéphane Malandrin - "Le mangeur de livres"

"Les Parques" (Alfred Agache)

6 commentaires:

  1. De fil en aiguilles, les maux passants, reste les mots: "Tout est faux, tout est possible, tout est douteux."
    https://lemarquisdeloree.blogspot.com/2019/05/lhumanite-pourrait-exister-cependant_19.html#comment-form
    "...ce petit nœud de 1488." ??
    "1488 (fourteen eighty eight) est un signe de ralliement négrophobe pour les nazis et suprémacistes américains."
    http://www.une-autre-histoire.org/le-nombre-1488/

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    1. Les mots passant de vous à moi, prenons ici "Guy de" pour guide...

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  2. cet extrait donne bien le ton et me réjouit à l'avance pour ma lecture

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    1. Il paraît que l'auteur avait d'abord fait un pavé (400-500 pages) avec cette histoire, et l'éditeur lui a conseillé de tailler dedans pour le rendre plus... digeste. Cela se sent un peu, car l'intrigue prend une vraie tournure aux deux tiers seulement, seul petit défaut de ce livre.
      Bonne lecture.

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  3. Ho ho, cela met en appétit.

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