6 octobre 2019

Ostende, Zweig, Roth, et les autres...


Traduit de l'allemand par Frédéric Joly

La couverture vieux style de "Ostende 1936" est d'autant plus engageante que l'on va passer quelques jours sur les rives belges de la mer du Nord. Bien que l'on sache que ce monde-là a disparu, on se dit que pour l'occasion ces hôtels pompeux, ombrelles et canotiers seront de bons compagnons de séjour.

On note rapidement que d'Ostende, il est peu question, mais le récit de Volker Weidermann (journaliste et critique littéraire) ne manque pas d'intérêt car il rassemble des écrivains devenus indésirables et impubliables en Allemagne nazie. "Ambiance de vacances, exubérance, crème glacée, parasols, indolence, vent et baraques bigarrées", la station balnéaire est un bel endroit pour ces "raconteurs d'histoires, tous jetés ici, en ce mois de juillet, sur le sable, par un caprice de la politique mondiale. Des conteurs contre le naufrage." Parmi ces gens en fuite dans un univers de villégiature, on trouve Hermann Kesten, Egon Erwin Kisch, Willi Münzenberg, Ersnt Toller, Arthur Koestler et, pour ceux qui m'ont particulièrement attaché, le couple Joseph Roth avec Irmgard Keun, et, auguste figure littéraire semblant planer au-dessus de cette société, Stefan Zweig.
Stefan Zweig et Joseph Roth
Joseph Roth est l'opposé de Zweig, le vilain canard qui boit trop, n'a pas d'argent, se désespère d'être délaissé par son ami. Lors de leur rencontre, Irmgard Keun s'éprend de ces yeux tristes: "Ma peau a tout de suite dit oui", écrira-t-elle plus tard. Elle aime boire, ils seront deux. Zweig aide matériellement son ami Roth, c'est un écrivain doué qu'il tente d'assagir, se réjouit de ce qu'il soit bien avec Irmgard, malgré une jalousie maladive. 
Mais le bon samaritain se lasse, ils se brouillent à cause de la tiédeur politique de Zweig envers le Troisième Reich. Joseph Roth mourra indigent en 1939 à Paris, affaibli par l'alcool et les ennuis. Le destin d'Irmgard Keun ne sera guère plus reluisant, elle a vécu jusqu'en 1982, loin de la littérature.

Les troupes allemandes entreront à Ostende en mai 1940.

La personnalité particulière de Stefan Zweig, cet homme modéré et argenté, au succès littéraire mondial suscite des questions. "Ostende 1936" est beaucoup trop court (140 pages) pour donner un portrait profond de celui qui se voulait pacifiste apolitique dès 14-18. Comme tout le monde, j'ai lu et apprécié ses romans, biographies (Nietzsche, Balzac) et nouvelles, mais je sais peu de l'individu en exil.

L'extrait qui suit m'a semblé essentiel, il multiplie mes interrogations, notamment à propos du retrait de l'intellectuel, au risque du mépris :
"D'Ostende, il a encore écrit à son vieil ami Romain Rolland, qu'il aimait pour ses ouvrages consacrés aux musiciens et pour son pacifisme, et qui, entre-temps, est devenu un idéologue du communisme, un stalinien: « À mes yeux, c'est le dogmatisme qui est l'ennemi, quel qu'il soit: l'idéologie isolée, bien décidée à détruire toutes les autres pensées. On devrait créer un fanatisme de l'antifanatisme. » Voilà donc ce qu'il écrit au fanatique Romain Rolland, avant de conclure par ces lignes: « Mon cher ami, je pense si souvent à vous, car nous sommes toujours plus seuls. Le verbe s'est affaibli face à la brutalité, et ce que nous appelons la liberté est inintelligible pour cette jeunesse: mais une autre viendra. Et elle nous comprendra ! » Son espoir entier, il l'a mis dans cette lettre adressée au vieil ami. La réponse est glaciale, belliqueuse, et d'une parfaite clarté : « Non, je ne suis en rien seul, ni solitaire, comme vous me l'écrivez. Je me sens bien au contraire entouré de l'amitié de millions d'hommes de tous les pays, et la leur retourne. »  L'écrivain de parti se moque de l'ami solitaire qui ne veut pas participer aux combats du temps. « Le verbe-poigne deviendra réalité : la liberté sera conquise jour après jour sur les champs de bataille de la planète. Mais si je suis solitaire quelque part, c'est bien parmi mes confrères écrivains. »"
Zweig voyait-il un danger dans la dilution de la volonté individuelle dans la volonté de masse ? D'où sa préférence pour les attitudes solitaires et isolées.

Au sortir d' "Ostende 1936" et connaissant la fin désolante de Zweig, j'ai parcouru la toile et récolté deux pistes susceptibles d'éclairer ma lanterne : "Autopsie d'un suicide", essai de Dominique Frischer et "Les derniers jours de Stefan Zweig" de Laurent Seksik. L'auteure du premier livre mentionne dans son introduction le second comme "un petit roman évocateur [...], dont le succès évoque bien le culte dont l'écrivain est l'objet, tant du fait de sa judéité que d'une méconnaissance des circonstances réelles de sa mort."

J'ai choisi de lire l'autopsie psycho-sociologique de Dominique Frischer que je découvre ces jours-ci avec beaucoup d'intérêt. J'espère vous en parler bientôt.

9 commentaires:

  1. j'ai fait une chronique il y a quelques années à sa sortie, ce livre m'avait instruite et touchée surtout lorsque l'on connait le devenir de chacun des écrivains
    c'est très réussi je trouve

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    1. Je n'insiste pas trop là-dessus, mais, outre Zweig, beaucoup d'exilés se donneront la mort, pour des raisons liées à leur judéité et au nazisme. "L'autopsie d'un suicide" me passionne complètement, j'ai lu la moitié en deux jours. Cela semble intrusif de montrer Zweig tel qu'il était, mais tout est basé sur des choses qu'il a écrites, journaux et lettres surtout.
      Et je vais essayer de retrouver votre chronique.

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  2. Je note ce titre qui m'a l'air passionnant.

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    1. Passionnant n'est pas vraiment le mot, disons que ce livre aborde de manière convaincante un sujet que je voudrais creuser un peu et qui nécessite d'aller vers d'autres lectures.
      Merci de votre visite Cléanthe.

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  3. Je le lirai certainement, si je le trouve; tout m'intéresse dans ce que vous écrivez et l'extrait si parlant aussi.
    Merci.

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    1. L'attitude modérée de Zweig est vraiment étonnante et je comprends un peu mieux tout cela en lisant le livre que je cite en fin de compte-rendu.
      J'y reviendrai donc.
      À bientôt Colette.

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  4. Retrouver ces écrivains à Ostende et cette année-là, voilà qui fait mouche.

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    1. Ils furent nombreux à tenter de se soutenir un peu partout en Europe.
      À Ostende se trouvait aussi le commerce de la mère Ensor, masques de carnaval et étoiles de mer séchées. Puis la proximité de Verhaeren tant apprécié par Zweig.

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    2. Oui, j'ai visité ce magasin d'Ostende, mais je n'ai pas encore lu la biographie de Verhaeren dont Zweig parle avec tant d'amitié dans "Le monde d'hier".

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