14 octobre 2019

Zweig : isolement et crépuscule


La lecture de "Autopsie d'un suicide" (Éditions Écriture) n'est pas opportune si l'on projette de (re)lire les œuvres de Stefan Zweig. Le risque d'en percevoir une image assombrie, voire dévalorisée, est trop grand. C'est souvent le cas quand on approche de trop près les grands artistes, ils prennent une dimension trop humaine. L'œuvre et l'homme ; on ne va pas refaire ici Proust contre Sainte-Beuve, ni l'inverse.

Dominique Frischer n'ambitionne pas de faire une énième biographie de Zweig mais de préciser les véritables motifs du suicide de l'écrivain en 1942, avec son épouse Lotte. Cela conduit nécessairement à soulever des aspects moins valorisants d'une existence. 
A priori les raisons du geste de Zweig ne présentent aucun point commun avec la mort volontaire plus prévisible des autres intellectuels, germanophones, Juifs ou antinazis, traqués et persécutés en Europe occupée. L'essayiste française explore les écrits – journaux, correspondance, œuvres romanesques – des dix dernières années, période charnière d'une existence exilée. D'autre part, elle cherche à identifier, dans les dernières semaines brésiliennes, les éléments déclencheurs de la funeste décision. À cet effet, elle s'appuie sur le travail d'enquête fiable et précis de Alberto Dines qui a rencontré au Brésil des survivants de l'époque, un ouvrage dont les biographes ont peu tenu compte ("Morte no paraiso", 1981, 2004, en langue portugaise, traduit en allemand).

Parmi les griefs marquants que l'essai décèle, les dons de visionnaire auxquels a prétendu l'homme de lettres autrichien à propos de l'Allemagne nazie s'avèrent loin de la réalité. Lorsqu'il quitte l'Autriche, il est surtout motivé par la volonté de s'éloigner de la vie familiale qui lui pèse, les deux filles de son épouse Friderike l'agacent, il manque de liberté. Blessé dans son orgueil de notable lorsqu'en février 1934, la maison de Salzbourg est perquisitionnée, il prend prétexte de l'affront pour s'exiler à Londres. Maints indices relevés par Frischer indiquent d'ailleurs que Zweig, au regard d'autres intellectuels, fut peu prompt à mesurer le réel danger de l'hitlérisme et l'impact sur les Juifs. 
Tout ce que l'ouvrage met en avant qui a contribué au geste fatal de l'Autrichien est subordonné au fait que Zweig connaissait des états dépressifs récurrents et importants, ce qu'il appelait son "foie noir". Cette tendance à la dépression, et par suite au pessimisme, au défaitisme, fut le terreau où germèrent les plus mauvaises décisions. À la suite de celles-ci, l'essai montre que Zweig s'enferma dans un piège de plus en plus étroit dont l'issue fut la disparition, dans un Brésil qui, depuis la guerre, n'est plus le paradis qu'il imaginait lors de ses voyages précédents. Dominique Frischer donne à entendre que la fascination de l'écrivain pour la mort volontaire, reprise dans plusieurs de ses fictions, a fait que Zweig envisageait une telle fin depuis longtemps (depuis 1938 certainement), en partie inconsciemment, y compris dans le choix de Charlotte Altmann, femme dévouée et malade, pour l'y accompagner.

[Je propose à celles et ceux qui projettent de lire cet essai captivant de sauter l'énumération suivante s'ils préfèrent préserver la découverte.]

"Autopsie d'un suicide" relève divers facteurs qui ont favorisé l'issue dramatique.
  • Au cours de son exil, Zweig s'est senti dépossédé d'une identité germanique qu'il revendiquait, d'autant que la langue allemande désormais interdite à l'étranger est celle de ses livres. L'ostracisme envers l'allemand le blesse, il considère que ses livres traduits ne sont «que» des "enfants adoptifs".
  • En outre, il n'a jamais assumé complètement son identité juive, même s'il a aidé beaucoup de ses coreligionnaires: " [...] au lieu de s'indigner et de prendre officiellement ses distances avec le régime nazi, il préfère s'enfermer dans un silence quasi schizophrénique."  Il mesure bientôt que cette position de retrait – sa "lutte intérieure" – est indéfendable. L'essai évoque un "effondrement narcissique".
  • La fascination de l'artiste pour la mort volontaire est troublante (le "Werther"de Goethe était «à la mode» chez les auteurs germaniques). Beaucoup de ses fictions comportent une telle issue. Il a écrit une biographie d'Heinrich von Kleist (qui s'est donné la mort avec son amante) dont il paraît si proche psychologiquement qu'il semble son double. 
  • La relation affective avec sa seconde épouse Lotte est piégeuse : elle est bonne auxiliaire dans le travail mais asthmatique grave. Les voyages de Zweig sont la soupape qui remédie à ses dépressions, tandis que le couple dans lequel il s'est engagé entrave sa liberté de mouvement, le condamne à vivre en vase clos avec une femme souffrante, bien qu'elle soit sa cadette de trente ans.
  • Zweig craint une image de soi altérée par l'âge, la perte de moyens intellectuels et une virilité diminuée (on songe à Gary, Hemingway, Pavese). Selon Friderike, il eut recours à une cure hormonale à New York. Le port d'un dentier l'affecte. Il semble que l'écrivain avait recours à des somnifères et antidépresseurs.
  • "Brésil terre d'avenir" publié lors de son dernier séjour là-bas fut très controversé, on reprochait un livre superficiel, sur commande du pouvoir (président Vargas). Si la presse avait su que Zweig le boucla en trois semaines, sa réputation en aurait pâti davantage. La première épouse Friderike, dans les dernières années, "lui reprochait de céder à la facilité en acceptant d'écrire sur tout et n'importe quoi, en s'autorisant de sa renommée pour bâcler parfois le travail de documentation et même d'écriture".
  • Les critiques publiques auxquelles dut faire face Zweig avaient souvent des relents antisémites. C'est un article de ce genre et d'une rare perfidie qui semble avoir porté le coup de grâce à l'écrivain. Alors qu'il se serait engagé à faire une biographie de l'aviateur Santos-Dumont, dont les Brésiliens voulaient faire un héros national, Zweig aurait moyennant visa et finances renoncé à ce projet sous la pression des États-Unis. Tout cela était sans fondement. 

Georges Bernanos s'est montré sévère à la mort de Zweig. On a l'impression que tout le travail critique de plus de trois cents pages auquel se livre la socio psychologue Frischer prépare le réquisitoire de Bernanos: "Quoique bouleversé par le suicide d'un homme dont il avait perçu la détresse et prévu le geste, il ne lui ménage cependant pas ses critiques, qualifiant son acte d'impardonnable désertion, compte tenu de la mission de l'écrivain en ces temps périlleux, qui est de donner l'exemple et non d'inciter à la démission."  

Très clairement, la remarquable expertise de Dominique Frischer a la froideur du scalpel, c'est le propre d'une autopsie. Il convient peut-être, pour nuancer la rigueur du sujet, de proposer à côté de ce travail, la biographie moins abrupte de Dominique Bona.

8 commentaires:

  1. je crois que je lirai cet essai car même aimant beaucoup Zweig on sent bien à la lecture de son journal ou de sa correspondance que ces raisons sont en effet plus larges que simplement et un peu trop héroïquement, mourrir pour des idées
    Zweig a toujours été tourmenté par son judaïsme en effet et son mariage avec Lotte n'est pas une cure de repos !
    Cela pour moi n'enlève rien à son talent ( son Montaigne, son Erasme, son plaidoyer conscience contre violence ) cela fragilise ce piédestal sur lequel certain le monte

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Vous avez tout à fait compris, je connaissais bien Zweig par ses écrits et me faisait l'idée d'un être lisse, ce qu'il n'était pas. Cela peut poser un problème à certaines personnes de découvrir des faiblesses chez celui qu'on met sur un piédestal. Ce n'est pas mon cas, j'apprécierai autant l'écrivain qu'avant cette lecture. Les travaux comme celui-ci révèlent la complexité des êtres, cela me captive et aide à ne pas juger.
      À propos de Montaigne et Érasme, desquels il a adopté une certain retrait, une abstention politique, au profit d'un silence en forme de "lutte intérieure", ce fut quand même problématique face à ce que l'on savait du nazisme. Je comprends la réaction de Bernanos.

      Supprimer
  2. Ce billet est très éclairant, merci. Même si je lirai peut-être un jour cette "Autopsie", je l'ai lu in extenso. J'aime ce que j'ai lu de Zweig, mais je connais peu l'homme, et me voilà fort intriguée par cette personnalité complexe.
    Le jugement de Bernanos sur "la mission de l'écrivain en ces temps périlleux, qui est de donner l'exemple et non d'inciter à la démission" est un appel à la résistance, oui, mais me semble à côté de la profondeur du désespoir, de la souffrance de la dépression chronique qui pousse au suicide (Virginia Woolf en 41, Zweig en 42).
    Vous connaissez peut-être ce site où on trouve des "dernières" lettres : https://www.deslettres.fr/tag/suicide/

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Merci beaucoup pour ce lien qui m'intéressera, il cadre très bien avec le thème.
      Vous avez raison de souligner le désespoir de ceux qu'affecte le "foie noir", pour reprendre les termes de Zweig. À l'époque, ils ne bénéficiaient pas de l'attention que la psychiatrie porte aux états dépressifs (je me suis laissé dire par un neuropsychiatre que c'est la maladie psychique qui se soigne le mieux aujourd'hui).
      Je comprends Bernanos et si j'insiste sur la froideur du scalpel de D. Frischer, c'est en songeant que le déprimé n'y peut rien s'il voit sombre: "... nous ne pourrons pas supporter une nouvelle fois l’une de ces horribles périodes" écrit Woolf.
      Il faut aussi noter que, même dans les périodes où il allait bien, Zweig n'a pas pris une position ferme contre l'Allemagne nazie. C'était un choix qui, avec la guerre, devint compliqué à défendre quand tout s'embrasait.

      Supprimer
  3. Sans contester la qualité de ce travail, qui me semble très fouillé, il me semble très difficile d'expliquer un suicide. Tout ce qui est écrit ici constitue en effet des pistes intéressantes, mais le passage à l'acte - pourquoi ici, pourquoi maintenant- reste souvent un grand mystère. Il ya souvent cette "goutte de trop" qui fait tout basculer parfois négative, parfois également plus mystérieusement positive. C'est ainsi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Les différents éléments que rassemble l'autrice de l'essai visent à faire comprendre ce qui, elle l'écrit elle-même, "... conserve toujours une partie de son mystère, surtout dans le cas d'une personnalité aussi secrète et pudique que Zweig".
      Au départ, je me suis la même réflexion que vous. Ce qui frappe ici, c'est la détermination de faire le geste à deux, d'écrire tous deux des lettres d'adieu dans les heures qui précèdent.

      Supprimer
  4. Merci d'attirer mon attention sur cet essai. J'aime infiniment Zweig. Sa décision, ou du moins sa décision et celle de sa femme ne seront jamais éclairées complètement mais on ne peut, quand on aime cet auteur, cesser de se demander pourquoi.
    Bonne journée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Sans être dans la tête des suicidés, on se saura jamais. Mais je pense qu'avec cet essai on comprend mieux, il estompe l'acuité des interrogations. Pour lui en tous cas.
      Au fil des commentaires laissés ici, je découvre que nombre de mes questions, depuis le début, tournent plutôt autour de Lotte, l'épouse. Les constatations rapportent qu'elle est morte bien après lui, avec d'autres médicaments, vêtue à la hâte d'un peignoir, contrairement à l'écrivain en costume. Quel drame s'est joué dans la tête de cette jeune femme quand elle a réalisé que son mari partait ? Sur la fameuse photo, elle se tient à lui.
      Mais laissons-là ces choses sinistres.
      Bonne journée, Bonheur.

      Supprimer

AUCUN COMMENTAIRE ANONYME NE SERA PUBLIÉ
NO ANONYMOUS COMMENT WILL BE PUBLISHED