19 novembre 2019

Ainielle jusqu'au bout

Traduit de l'espagnol par Michèle Planel.

Il se peut que Julio Llamazares ait écrit "La Pluie Jaune" en souvenir de son village natal, Vegamián, enseveli sous les eaux d'un barrage et qu'on vida un jour de 1983 : apparut alors l'étrange épave du village d'origine. Ainielle, le hameau dont Llamazares imagine les dernières années de son ultime autochtone, ne connut pas l'engloutissement par les eaux mais celui du déclin rural ; abandonné par tous ses habitants, il en reste aujourd'hui les murs délabrés, accrochés aux pentes des Pyrénées espagnoles, dans la province d'Huesca.

Une poignante tristesse émane de ces ruines qui abritèrent des vies. Les guides touristiques conseillent aux randonneurs qui souhaitent gravir les pentes et accéder au village vide, de lire le roman de l'auteur espagnol. Certains entreprennent la randonnée pour l'avoir lu. Je ferais volontiers de même.

"... est-ce une folie de rester fidèle jusqu'à sa mort à sa mémoire, à sa maison ? "

Lorsque Sabina son épouse mit fin à ses jours, le vieil Andrés de Casa Sosas resta seul à Ainielle. Désormais pour lui, le temps s'était inversé : "Soudain le temps et la mémoire s'étaient confondus et tout le reste avait cessé d'exister. Maison, village, ciel, montagnes, n'étaient plus que les souvenirs très lointains d'eux-mêmes."

Il vécut plusieurs années entre souvenirs, pierres et fantômes. Ces endroits perdus peuvent être dangereux, une morsure de vipère aspic (zinnikeri) est grave à quatre heures de marche de tout secours et la neige d'hiver bloque les chemins pendant des semaines, parfois même les portes des logements.  

Le récit est un long soliloque triste, joliment écrit, hanté par des apparitions : Sabina, gagnée par la folie ; la première fille morte toute jeune, qu'on entend encore haleter dans la chambre cadenassée ; le fils parti à la guerre, dont on est à jamais sans nouvelles ; et le dernier garçon Andrés qui a quitté le village comme les autres, une trahison pour le vieux solitaire enraciné dans ce pays rude. On le croira fou, car il va creuser sa propre tombe, près de sa femme et sa fille, avant de mourir.

La magie de ce livre est qu'il est ancré dans la réalité des ruines d'Ainielle. La disparition et l'effacement en sont l'âme. Asseyons-nous quelques heures sur une vieille pierre et lisons, parmi les ombres : "Nappes épaisses et changeantes que la mélancolie des ans étend petit à petit sur ces souvenirs et qui transforment insensiblement la mémoire en un pays étrange et fantomatique.


L'avis de "À sauts et à gambades".

8 commentaires:

  1. ce livre est très présent dans ma mémoire, je l'ai lu et chroniqué en 2016 et j'ai l'impression que c'est hier
    Avec Lune de loups c'est un des livres qui m'a le plus fortement marqué par sa force et sa poésie, le tristesse aussi mais quand je l'évoque ce n'est pas le mot qui vient immédiatement
    un livre splendide

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    1. Vous avez raison, malgré le lamento, c'est un texte splendide. Les images de la brève vidéo en lien ajoutent à la poésie.
      Je complète par un lien vers votre chronique.

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  2. Comme Dominique j'ai lu et énormément aimé Lune de loups, je note vite celui-ci.
    Tant de villages abandonnés, de ruines si pleines de souvenirs, d'histoires.
    Merci!

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    1. Je pense que "Lune de loups" est son premier roman, lui aussi habité par l'effacement et la disparition. Je vais essayer de me le procurer, merci Colette.

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  3. Pour moi, c'est un chef-d'oeuvre !

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  4. J'habite près d'un très grand lac artificiel et chaque hiver nous voyons réapparaître les traces d'un ancien village englouti, des routes, des ponts, des viaducs... C'est un moment toujours très émouvant et beaucoup plus encore pour ceux qui ont connu tout cela "avant" et qui voient ainsi réapparaître les fantômes de leur jeunesse.

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    1. Que c'est émouvant, vraiment ! Et si l'on y a vécu...
      Merci de préciser cette belle anecdote en phase avec le récit de Llamazares.

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