5 février 2020

L'écran crevé


Dans la nouvelle "L'écran crevé" de Didier Daeninckx, les faits sont introduits par l'entremise de la famille Neigeux qui regarde beaucoup la télévision : "... trente années de torpeur quotidienne devant le verre bombé leur avaient formaté le cortex ainsi que le néocortex". L'œil électronique d'Audiomat qu'ils ne remarquent plus au-dessus de l'écran renseigne les statisticiens sur leurs habitudes : "Patrick Sébastien leur tenait lieu de Molière, Jacques Pradel effaçait Hugo, «La roue de la fortune» remplaçait avantageusement le destin".

Jusqu'au jour où l'écran affiche une femme en pleurs entourée de berceaux vides. En boucle. On pense que c'est ce fichu Audiomat dont il faut débrancher les fils, mais rien n'y fait, la pleureuse passe en boucle sur toutes les chaînes. La voisine sonne et s'inquiète, les gens sont dans la rue, les yeux scrutent les antennes et la pointe de la tour Eiffel dans la brume. Rien n'y fait, le même programme passe et repasse partout. Le lendemain matin, rien ne change, les radios confirment que les récepteurs du monde entier ne captent plus qu'un seul programme, "celui de la jeune reniflante".

Cellules de crise, ministres de l'information, ingénieurs en télécommunications, médialogues, débats, avec cette conclusion : "... seules les techniques les plus sophistiquées pouvaient permettre  de numériser un programme et de le faire flotter à la surface des ondes hertziennes, des fibres optiques afin qu'il s'impose à toute autre proposition". Aucune parade  n'existait pour un tel virus.

Les Neigeux débranchèrent symboliquement leur téléviseur au bout de la troisième semaine. Certains les déposèrent aux poubelles, ou en firent des aquariums, des boîtes à couture, etc. "... en plus, on pouvait s'asseoir dessus !". 

[Attention, le texte en retrait divulgâche ↓]
Jusqu'au jour anniversaire du virus numérisé où un message sur les écrans annonce des informations à 20h30 : "Les télés remontèrent des caves de Nieucourt, d'Alexandrie, de Bangkok, de Bornéo, de Ouagadougou".  À l'heure dite, s'affiche la photo d'Albert Einstein tirant la langue et plusieurs voix se succèdent dans toutes les langues pour annoncer que le film de cette jeune fille, pleurant sur des enfants morts au fond des berceaux, a été diffusé la première fois aux États-Unis en 1997. Il montrait l'horreur de l'invasion du Pakistan par les troupes d'un dictateur indien qui n'avaient pas hésité à couper l'alimentation de couveuses où survivaient des prématurés.
En conséquence, une hausse de 35% à 77% du pourcentage d'Américains partisans d'une intervention militaire des États-Unis, de sorte que le président Gregor H. Benton avait pu décréter la mobilisation générale. 
Toutefois, l'Association des savants civiquement responsables mena une contre-enquête qui établit que le reportage n'était qu'une sorte de reality-show commandé par les services américains. La petite-fille de l'ambassadeur pakistanais à Washington et un hôpital désaffecté avaient fait l'affaire.
L'Association des savants civiquement responsables poursuit son communiqué en précisant que la vérité sur cette affaire de fausse information avait été diffusée en 1998 par des chaînes thématiques : "À notre grand étonnement, et à notre profond désespoir, ces diffusions n'ont provoqué aucun mouvement de protestation contre une manipulation des esprits qui a fait peser sur le monde le risque d'une guerre nucléaire". Il a semblé aux savants que la seule réponse était la grimace d'Einstein. 
À l'issue de ces explications, la pleureuse a repris sa place à l'écran, pour l'éternité.

Ce récit a été publié dans "Manière de voir" (août-septembre 2017) et en août 1996 dans "Le Monde Diplomatique". Il est repris dans le recueil de nouvelles de Daeninckx "Passages d'enfer" (2000). La fiction développée par l'écrivain français lui a été inspirée par une célèbre affaire de propagande de guerre, le faux témoignage d'une infirmière devant le Congrès des États-Unis après l'invasion du Koweït par l'Irak de Saddam Hussein en 1990, qui aida à justifier l'intervention militaire occidentale (voir L'affaire des couveuses koweitiennes).



6 commentaires:

  1. je me sens l'âme d'un neigeux en ce moment je n'ai pas écouté la radio ni regardé la télévision depuis les fêtes ! Ras le bol vraiment

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    1. Mais si vous en profitez pour lire ou faire d'autres choses intéressantes, c'est bien non ? J'avoue que j'ai des périodes où la télé m'intéresse bien peu et elles sont de plus en plus fréquentes, je trouve que les programmes s'adaptent de plus en plus, audience oblige, à des générations qui n'ont pas les mêmes goûts que des gens de mon âge.

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  2. Comment fabriquer l'opinion: "Sans une bonne histoire, il n'y a ni pouvoir ni gloire" (Evan Cornog - "The power or the story" - 2004). Pour passer ses futures réformes anti-sociales, le candidat R. Reagan aux présidentielles de 1980, racontait la fameuse histoire (fausse) d'une dame qui s'était achetée une Cadillac grâce à ses indemnités chômage. La parole politique ainsi dévoyée depuis des décennies à installé dans l'opinion une méfiance généralisée qui s'est traduit dans l'actuelle explosion des populismes. Ce règne de la grande confusion enferme dans l'échec toute tentative sérieuse d'établissement d'un monde plus juste.
    Robert Spire.

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    1. Je ne pense pas que le livre de Cornog ait été traduit mais j'en trouve de bons résumés sur internet.
      Dans la fiction de Daeninckx, les savants sanctionnent les gens pour leur absence de réaction indignée vis-à-vis de la manipulation. Comme vous l'avancez, les populismes naissent pourtant d'une indignation moins immédiate et spectaculaire peut-être, mais sévère vis-à-vis du du discours politique, qui indique une rupture de la confiance dans cette parole.
      Il y a un autre facteur favorable au populisme : comme l'indique le psychologue Daniel Kahneman, s'informer de manière analytique (s'interroger, lire, réfléchir) est beaucoup plus lent et surtout plus coûteux pour le cerveau que l'opinion toute faite de la communauté, du groupe à laquelle on appartient (instinct de la tribu , cf Pascal Huguet). L'on ne peut déconstruire une tendance populiste par la logique (débat d'idées), comme le précise P. verniers à propos de l'infox, il s'agit d'aller au plan émotionnel et relationnel où elle trouve sa source, et là où une... belle histoire fait mouche.

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    2. "...il s'agit d'aller au plan émotionnel et relationnel." Trés difficile à déconstruire car ce plan relève de "notre connivence involontaire, cette forme de complicité" - avec le groupe ou le système - "qui s'ignore parce qu'elle va sans dire", pour être plus précis, "Nous agissons spontanément et à notre insu pour être compatibles avec une logique que nous avons intériorisée en vertu de la place que nous occupons dans ce monde et des propriétés que nous détenons" (Alain Accardo)

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    3. L'habitus... Il faudrait sans doute se pencher sur les travaux de Pierre Bourdieu (ce que je n'ai jamais fait qu'en surface, ni via Alain Accordo) s'il faut creuser ces sujets.

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