23 mars 2021

L'amant : lire, relire

"Je me souviens mal des jours. L’éclairement solaire ternissait les couleurs, écrasait. Des nuits, je me souviens. Le bleu était plus loin que le ciel, il était derrière toutes les épaisseurs, il recouvrait le fond du monde. Le ciel, pour moi, c’était cette traînée de pure brillance qui traverse le bleu, cette fusion froide au-delà de toute couleur. Quelquefois, c’était à Vinhlong, quand ma mère était triste, elle faisait atteler le tilbury et on allait dans la campagne voir la nuit de la saison sèche. J’ai eu cette chance, pour ces nuits, cette mère. La lumière tombait du ciel dans des cataractes de pure transparence, dans des trombes de silence et d’immobilité. L’air était bleu, on le prenait dans la main. Bleu. Le ciel était cette palpitation continue de la brillance de la lumière. La nuit éclairait tout, toute la campagne de chaque rive du fleuve jusqu’aux limites de la vue. Chaque nuit était particulière, chacune pouvait être appelée le temps de sa durée. Le son des nuits était celui des chiens de la campagne. Ils hurlaient au mystère. Ils se répondaient de village en village jusqu’à la consommation totale de l’espace et du temps de la nuit."


Il y a de bonnes raisons de lire ou relire "L'amant" de Marguerite Duras, sans aborder celles que donneraient légitimement intellectuel(le)s et féministes. D'abord des passages admirables, tel celui des nuits orientales ;

ou la foule indochinoise avec les gens qui vont "sans intention d’aller, mais seulement d’avancer ici plutôt que là, seuls et dans la foule, jamais seuls encore par eux-mêmes, toujours seuls dans la foule" ;

ou encore le portrait de Betty Fernandez"Elle est vêtue des vieilles nippes de l’Europe, du reste des brocarts, des vieux tailleurs démodés, des vieux rideaux, des vieux fonds, des vieux morceaux, des vieilles loques de haute couture, des vieux renards mités, des vieilles loutres, sa beauté est ainsi, déchirée, frileuse, sanglotante, et d’exil, rien ne lui va, tout est trop grand pour elle, et c’est beau, elle flotte, trop mince, elle ne tient dans rien, et cependant c’est beau.";

et même des mots sur les paquebots d'autrefois :"La durée du voyage couvrait la longueur de la distance de façon naturelle".

L'analyse psychologique de Duras est fine, perçante, ainsi l'attitude réprobatrice des frères et mère silencieux en présence de l'amant qui les invite au restaurant.

Après quarante ans, ce roman audacieux a traversé le temps sans prendre une ride

Je n'avais jamais lu Marguerite Duras. Me rappelant une visioconférence en octobre sur "Duras, Robert Antelme et les camps" (Danielle Bajomée, Ulg), je cherchais "La douleur" dans la bibliothèque de quartier : je me suis rabattu sur "L'amant" pour pallier un petit peu, mais avec bonheur, mes lacunes.

10 commentaires:

  1. Un roman relu, vraiment épatée par la plume de l'auteur, qui tient bien la route après des années.

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    1. Peut-être irais-je vers l'autre amant chinois de 1991 ou suivrais-je mon idée de départ, c-à-d "La douleur" pour prolonger l'exposé sur Antelme et les camps.

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  2. Heureuse que vous ayez aimé cette première rencontre avec une écriture, une oeuvre remarquables.

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    1. Remarquables, c'est vrai. Il y a de ces noms connus en littérature dont on ne doute pas des qualités mais qu'on ne peut réaliser, c'est à dire en tirer avantage, qu'en s'y confrontant par la lecture.

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  3. Je n'ai jamais été admirative de Marguerite Duras. Je l'ai lue mais sans plus. Pourtant, cet extrait de l'Amant m'interpelle sur le fait que j'ai été insensible à son écriture car c'est vraiment magnifique. Merci. Je vais réfléchir à tout ça.
    Bonne journée.

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    1. Il se peut que le sujet ne convienne pas à tel ou telle, la plume est là néanmoins.
      Une bonne journée à vous.

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    2. Ce n'était pas le bon moment, peut-être...

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    3. Cela m'arrive souvent, le livre ne correspond pas à ce que je souhaite, attends, pense, comprends. C'est comme tout dans la vie, les choses viennent en leur temps ou ne viennent jamais, les forcer ou se contraindre est mauvais.

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  4. celui-là, je l'ai lu ado et il m'a tant fascinée que j'en relisais souvent des passages... un roman initiatique pour moi :))

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    1. Je ne sais pas si j'aurais tant apprécié dans l'adolescence, mais c'est un roman remarquable. À bientôt Violette.

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