"[...] le silence se fit dans l'autre pièce, et un instant plus tard on entendit une voix haut perchée, presque trop haute pour un homme et presque trop pure pour un spécimen en voie d'extinction, mais la voix était bel et bien celle de Wilhelm qui, assis dans un coin sombre, les yeux fermés, chantait ; il chantait pour lui tout seul des paroles idiotes qu'on aurait pu croire inventées mais qui ne l'étaient pas, c'était un truc avec Lénine et Staline, quelqu'un essaya même de chanter avec lui, mais il ne savait pas bien le texte, et Wilhelm continua à chanter seul, solo, le ptérodactyle, juste un sac d'os avec une médaille sur la poitrine comme un champion olympique.
Tout le monde applaudit, à nouveau. Wilhelm leva la main en signe de refus, rien n'y fit, les gens continuaient d'applaudir, comme si cela avait été splendide. Seul l'arrière-grand-père n'appréciait guère, ça se voyait sur son visage, et Markus se dit que ce n'était peut-être pas vraiment le moment de lui parler du jardin d'hiver lorsque – chose à peine croyable – le suivant se mit à chanter. Ou plutôt la suivante. C'était Baba Nadja qui, tout en se balançant en mesure, émettait des sonorités russes d'une voix profonde et rauque, qui attirèrent aussitôt l'attention générale, chuuttt, chuuttt, même l'arrière-grand-père fut prié de se taire, on adressait des regards d'encouragement à Baba Nadja, et les premières têtes commencèrent à osciller en rythme, et après que Baba Nadja eut chanté deux ou trois fois ce qui devait être une sorte de refrain où apparaissait le seul mot que sans doute tout le monde comprenait, vodka, vodka, les premiers commencèrent à chanter aussi, chaque fois qu'ils entendaient vodka, vodka, pendant que Baba Nadja, sérieuse et obstinée, continuait à débiter les strophes les unes après les autres, jusqu'à ce qu'enfin tout le monde – et le gros type avec sa tête en cul de babouin le premier – se mette à beugler : vodka, vodka et même à frapper dans ses mains à chaque vodka, vodka. Incroyable ce qui se passait ici. Une surprise-partie chez les sauriens. [...]."
Eugen Ruge - "Quand la lumière décline" (traduction Pierre Deshusses)
Le récit est du gamin Markus, arrière-petit-fils de Wilhelm, lors de la cérémonie d'anniversaire de ce dernier, nonagénaire du Parti Communiste de RDA.
Plus loin dans le livre, le fils de Wilhelm, Kurt, dans sa version de l'épisode, explique que la vieille babouchka, perdue dans ses souvenirs, entonnait une comptine russe, qu'ils étaient sans doute seuls, elle et lui, à connaître, et dont les lignes commençaient par "Wot kak, wot kak", "Écoutez, écoutez".
Oh voilà un titre que je note, bien sûr, merci pour votre présentation et l'extrait. Ce sera pour la prochaine virée ou commande en librairie. (Je ne dis pas non à une vodka.)
RépondreSupprimerIl a existé en poche 10/18 mais pas facile de le trouver, à première vue.
SupprimerEt allez, deux vodkas ;-)