[…] — À la bonne heure, dit Arnaud. «Il ne faut pas s’écouter»… Je ne connais rien de plus crétin que cette maxime. Les gens qui la serinent passent à côté de l’idéal de la vie douillette.— La vie douillette…— La meilleure des sagesses. Il suffit d’écouter ses réels besoins et de les satisfaire. Revenir à Épicure, mon vieux ! Le bonheur c’est d’abord le confort. Et ça, tu l’obtiens grâce à un pouvoir d’achat même modeste. Le bonheur c’est aussi se contenter d’une vie amoureuse sans passion, sans trop de sexe, sans enfants surtout. Enfin, c’est se garder de toute ambition professionnelle, ou artistique, ou politique. Ah, j’oubliais : il faut renoncer aux voyages, cesser de vouloir découvrir le monde qui, de toute façon, devient de plus en plus laid et dangereux. Pourquoi les gens des classes moyennes-moyennes ou des classes moyennes inférieures, se sentent malheureux ? Parce qu’ils visent le luxe, la réussite, le succès, le grand amour, l’aventure, et, parce que faute de fric et d’habileté, ils ne peuvent pas atteindre tout ça. S’ils regardaient en face leur statut social, s’ils réglaient leurs désirs sur leurs moyens, s’ils craignaient moins la solitude, s’ils faisaient moins de gosses, ils seraient satisfaits de leur sort. Mais il leur manque le courage de se résigner…— Et tu penses être parvenu à l’idéal de la vie douillette ?— J’y suis parvenu. Je suis un sage selon ma philosophie.— Rappelle-toi ce qu’écrit Pavese…— Quoi donc ?— « Il y a plus triste que rater ses idéaux : les réaliser. » Tiens, puisque tu as fait main basse sur l’armagnac, ça ne t’ennuie pas de me resservir ?
Arnaud Fourmont, prof de philo, qui converse ici avec l'avocat Boris Brissac, connaîtra un destin peu conforme à ses propos épicuriens puisqu'à la suite d'une déception sentimentale, il s'effacera désespéré dans un pays lointain, laissant à son ami une belle lettre comme un testament. Jamais la même vague... le titre du roman de Frédéric Schiffter qui raconte le parcours de boomeurs.
Il y a Boris, dit le «défenseur des salauds» pour défendre Milán qui a tué un «antifa» lors d'une bagarre de rue ; puis le chemin d'Alice, depuis l'adolescence sur la côte basque, belle et cultivée, veuve d'un surfeur américain abîmé par les affaires et la drogue, Alice désormais en couple avec Boris.
"Je peins le passage" dit l'épigraphe de Montaigne : un style monocorde, détaché, pour décrire les jours, le temps capricieux, changeant, fluide comme l'eau. Peinture d'époques et de milieux particuliers, avec leurs travers, leurs folies et ivresses, comme chez Michel Houellebecq. Le roman autorise Schiffter à glisser quelques spéculations philosophiques. Et quelques lignes sur le surf, "la jubilation vient de la maîtrise durant quelques instants de la verticalité du corps sur une horizontalité ondoyante, écumante, rapide".
Tenir ou sauver la mise, aléas et déboires, une vie heureuse – Épicure, on y revient – serait-elle donnée de surcroît à Brissac et Alice ?
F. Schiffter a de la suite dans les idées : dans le roman, la lettre d'Arnaud est accompagnée d'une clé USB contenant des textes et aphorismes intitulés "Lassitudes". Clin d'œil, ce même titre "Lassitudes" vient de paraître de facto aux éditions Louise Bottu : "Si la mélancolie était une foi, j'en serais le théologien". On y retrouvera, je présume, le philosophe sans qualités des humeurs mélancoliques et des pamphlets stylés.
Je ne connais pas du tout. Mais j'aime beaucoup l'extrait que vous proposez. Bien souvent, le bonheur est considéré comme cela, comme un monde de bisounours, bien plan-plan. Or, il s'agit d'être soi-même, jusqu'au bout. J'aime aussi la citation de Pavese incluse dans l'extrait. Très intéressant ! Merci beaucoup.
RépondreSupprimerBonnes fêtes !
Les vagues de la vie peuvent être très déroutantes, ce que raconte le roman. Et après tout, la petite vie plan-plan est bienvenue lorsqu'elle veut bien s'offrir. Mais sait-on s'en contenter ? devrait-on ne pas s'en contenter ?
SupprimerPassez de bonnes fêtes, c'est toujours un plaisir de vous lire.
Merci. C'est également toujours un plaisir de passer par ici. Bonnes fêtes !
SupprimerAmusante, cette formule de la vie "douillette". A rapprocher de la "sobriété heureuse" ?
RépondreSupprimer(Certains vagues engendrent de la lassitude, si j'ose.)
Je n'ai pas pensé une seconde à ces vagues-là, mais c'est vrai : marre et on se demande si on va faire tout l'alphabet grec !
SupprimerCertaines, bien sûr - vous aurez corrigé.
SupprimerBon Noël douillet à vous et à vos proches !
Merci, bon réveillon et bon Noël, Tania, à bientôt.
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