L'œil, à l'époque de Ronsard, se contentait d'une chandelle, – si ce n'est d'une mèche trempée dans l'huile ; les érudits de ce temps-là, qui travaillaient volontiers la nuit, lisaient (et quels grimoires!), écrivaient sans difficulté, à quelque lueur mouvante et misérable. L'œil, aujourd'hui, réclame vingt, cinquante, cent bougies. L'oreille exige toutes les puissances de l'orchestre, tolère les dissonances les plus féroces, s'accoutume au tonnerre des camions, aux sifflements, aux grincements, aux ronflements des machines, et parfois les veut retrouver dans la musique des concerts.
Paul Valéry - "Le bilan de l'intelligence" (discours prononcé en 1935) [p 27]
Et nous ? Nos menaces de blackout électrique. Les féroces dissonances des "Ardentes", à trois kilomètres, qui cognent à n'en pas finir les vitres de la chambre.
Là-bas dans le cimetière marin, devant la mer, la mer toujours recommencée, éternel regard sur le calme des dieux, penses-tu toujours, Valéry ?
[Cf Barbara Stiegler, "Nietzsche et la vie" p.337]
Sur le même registre j'ai lu récemment le dernier livre de Barbara Stiegler: "Nietzsche et la vie. Une nouvelle histoire de la philosophie"
RépondreSupprimerAh vous l'avez lu. Je l'ai reçu fin mars et attends le moment propice pour le commencer, l'envie, le temps. J'avais aussi à ce moment-là acheté "Enrichissement" (Boltanski/Esquerre) dans lequel je «grapille» parfois, car vraiment copieux. Un autre volumineux (je pensais au départ qu'il était succinct) "Les cloches de la terre" d'Alain Corbin, archives du 19è siècle du paysage sonore campanaire (les clochers) étudiées par l'historien (les sensibilités d'un monde disparu, c'est étonnant), un homme qui «a la hantise de la disparition des gens ordinaires».
SupprimerContent de vous voir par ici, cher Robert Spire, à bientôt.
Grand merci pour le lien vers le texte intégral de cette conférence. Une réflexion formidablement lucide, où j'ai reconnu au passage quelques phrases proposées comme sujets de dissertation à mes élèves de rhéto.
RépondreSupprimerValéry ne s'est pas trompé en décrivant le basculement général de la condition humaine à l'époque moderne, notre époque confirme largement son analyse, quoique je m'interroge sur le déclin de la sensibilité - peut-on généraliser ? Les effets pervers de la course au diplôme sont bien pressentis.
Sans que ce soit une objection, je vois aussi dans ce bilan le témoignage de l'âge mûr capable de comparer deux époques - "Tout homme appartient à deux ères" - et inquiet pour la génération qui suit.
Merci pour cet exercice de "sport intellectuel", comme il dit. J'envoie le texte à un amateur de débats d'idées qui ne manquera pas d'y réagir.
Nous voilà d'accord sur les propos du vieux cerveau. De beaux sujets de dissertation, en effet !
SupprimerDéclin de la sensibilité ? Je ne sais pas, je ne généraliserai pas non plus, mais je rencontre trop peu de belles sensibilités(c'est très subjectif) parmi les jeunes générations. Cependant je pense que la nature des gens ne change pas profondément, mais les comportements, l'environnement médiatique, éducatif, ... Je trouve aussi que l'on s'informe mal ou pas du tout, pour des questions de facilité, de contraintes sociales.
Ce n'est peut-être pas entièrement le sujet, mais à propos de contraintes modernes, je vous conseille le film "À plein temps" (d'Eric Gravel, avec Laure Calamy).
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