Quoi de plus clair qu'un saint ? Ces hommes-là méprisaient le gain et méprisaient le luxe. Non pas, croyez-le bien, par l'espérance de dîner en ville au paradis. Les anciens sages dont Socrate est le modèle, vivaient à peu près comme des saints, sans espérer beaucoup des dieux. Descartes ne trouva rien de mieux que d'aller à la guerre, évidemment par dégoût d'une vie frivole à laquelle il avait goûté, et qu'il avait jugée. Et combien d'autres ont choisi une vie difficile, sans d'autre raison que de trouver l'équilibre et la paix ! Le plus beau spectacle que Proust ait vu était de trois arbres sur le bord d'une route, trois arbres qui n'étaient pas à lui. Les grands bonheurs sont sans vanité. Seulement la vanité a de terribles crochets; elle prend l'homme et le traîne. Proust n'y échappait point, et ne cessait point de la mépriser. Cette petite, continuelle et inutile violence contre soi n'est supportable que pour les faibles. Le fort se retire ou bien se jette. Si l'on se jette, il faut être tyran. Un tyran vit de vanité ; il s'oblige à croire à des choses qui ne sont point. Il vit sur ce creux ; il en prend son parti. [...].
Toute crise de société est une crise de vanité. Et l'on sait bien que l'abus des richesses vient de ce qu'on veut à tout prix que les richesses soient enfin respectées. Mais, bien mieux, on veut qu'elles soient respectables. Le parfumeur veut régner par l'esprit ; nous avons vu cela ; et c'est le comble du ridicule. De ce que j'ai des penseurs à ma solde, cela ne fait pas que mes propres pensées soient en bon ordre. Mais c'est cette fureur de vanité qui fait les tyrans ; je dis bien fureur ; car l'homme qui vit en trompeuse surface est nécessairement furieux, tout à fait comme celui qui veut acheter l'amour. Et l'on sait que l'amour ne va jamais à celui qui paie. Bien mieux, aucun genre d'amour ni d'admiration ne va jamais à celui qui paie ; on sait bien pourquoi, et lui-même sait bien pourquoi. De la même manière, aucune obéissance ne va jamais à celui qui force. Ces choses étant bien connues, la rage de parvenir s'exerce contre les hommes libres. Et le refus des hommes libres est la réalité de toute révolution. Les gouvernants, banquiers et généraux, on ne les juge pas tant odieux que sots, c'est-à-dire creux.[...].
[...] contre les saints, il n'y a aucune arme. Ils promènent leur mépris dans les rues, ils refusent l'admiration et l'acclamation, qui est le pain des vaniteux. Mais qui voit le saint ? Le saint est proprement invisible, il a jeté tous les vêtements de vanité sur quoi la lumière joue. [...].
Alain - "Propos" (Pléiade, édition 1956) [pp 1127-1129]
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