7 octobre 2012

Jusqu'à Faulkner - Pierre Bergounioux 1

Éditions Gallimard, collection L'Un et l'Autre, 2002 - 145 pages, 15 € 

Que les choses se lèvent, comme s'il n'y avait pas le livre entre elles et nous, ni l'auteur derrière le livre. Que les choses soient dites, écrites, comme le ferait un petit garçon ! C'est vers ce moment littéraire que courent les cent-cinquante pages brillantes de Pierre Bergounioux. C'est-à-dire jusqu'à Faulkner.

D'abord le matin grec où tout a commencé et Homère aveugle. La littérature, la grande, est établie loin du tumulte extérieur, dans la durée immobile, réversible, de la réflexion. C'est à cette condition qu'elle pouvait naître, certes, mais Homère n'a pas fait réflexion qu'une chose qu'on raconte n'est pas la chose qui se vit, et que l'événement que l'on raconte n'est pas la lutte furieuse de soldats dans l'incertitude précipitée du présent. Il décrit des combats qu'il n'a pas faits devant un auditoire qu'il ne peut voir.

Voilà où veut en venir cet essai: la littérature ne s'est pas demandée si la distance temporelle, l'endroit de réflexion, la chambre à soi qu'elle revendique n'affecte pas le monde qu'elle tisse sur le papier. Car elle ne dit pas tant la réalité, l'existence, que l'idée que l'on s'en fait lorsqu'on n'y est pas (plus) impliqué.  

Puis vient Stendhal qui "s'élève, en cette année 1839, à un degré de lucidité jamais atteint qui perce jusqu'au fondement du récit. Il touche à la genèse, au carnage, au chaos insensé qu'Homère, qui n'y voyait rien, a ordonné en vingt-quatre chants". Se souvenant du jeune sous-lieutenant qu'il fût, Stendhal conduit Fabrice Del Dongo sur le champ de bataille à Waterloo, où la terre vole en éclat, des hussards tombent, un cheval se débat dans ses entrailles : "Me voici un vrai militaire", se dit le héros. Et l'auteur d'ajouter: "Il n'y comprenait rien du tout". Le récit aurait pu prendre là un tournure inouïe. Fabrice ne comprenait rien, c'était la seule chose dont il avait un peu conscience. Le plus fin des romanciers devine à ces derniers mots ce dont nul n'a pris garde : "Le monde qui se reflète dans le miroir du roman n'est pas ce qu'il fût quand c'était vraiment lui, au moment réel, mais l'image assagie, intelligible, littéraire qu'il devient lorsqu'on le considère avec le recul de trente années". Pendant quelques pages, Stendhal a foulé ce chemin prodigieux où se rejoignent les deux versants de notre être.

Dans la suite du roman, Stendhal rentre dans la norme: "Après s'être rapproché comme jamais de sa source enfouie, de l'incohérence et de la confusion, le récit bat en retraite. Il s'écarte de la chose informe, assourdissante, encore sans nom – « est-ce une vraie bataille ? » - en quoi consistent la réalité, le monde, d'abord, et qui menace les structures narratives de dislocation".

Bergounioux, élevant le débat au-delà du contexte littéraire, tire ensuite cette conclusion générale brutale : "La vie nous échappe, même à ceux qui croient l'avoir comprise et l'ont écrit. Ce qui se passe est partout et toujours imperméable à ce qu'on pense. Nous ne sommes pas de force. Nos existences, dans leur apparente évidence, sont une énigme qu'il ne fut jamais au pouvoir de personne de résoudre, jamais". On soulignera l'importance d'une telle affirmation qui induit des questions essentielles à propos de la littérature. Même si on est en droit d'en discuter la rigueur, elle a les accents d'une vérité indiscutable contre laquelle on avancera Proust qui se demande si la vraie vie n'est pas, justement, dans la littérature. Tout ce que nous savons et pensons d'un événement passé ne s'élabore qu'a posteriori et en silence: comment restituer le vécu, bref, confus ou insaisissable ?

Dans la seconde partie de ce billet, nous verrons que Proust, Kafka et d'autres continuèrent à étouffer le présent tandis que commençait le siècle de l'Amérique. Nous découvrirons ce qu'a réussi Faulkner et dans quelles circonstances.

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