Un écrivain bien connu fut un jour abordé par un étudiant qui lui demanda tout de go:
– Pensez-vous que je sois écrivain ?
– Eh bien, répondit l'écrivain, je ne sais pas... Aimez-vous les phrases ?
Alors qu'on lui demandait où en était son travail, un peintre éluda la question en racontant l'histoire de F. Burns, habitant d'une île perdue du Pacifique canadien. Cet homme aperçoit un soir une bûche qui flotte dans le chenal et devine qu'il s'agit de cèdre d'Alaska, bois très précieux pour les constructions. Avec son petit bateau, Burns décide de ramer vers la bûche, espérant devancer la descente de la marée. Il accroche la bûche, mais le jusant a débuté et tandis qu'il rame vers le nord, il est entraîné vers le détroit, dans la direction opposée. Quand la lune se lève, sans jamais cesser de ramer, il s'aperçoit qu'il dérive loin de son point d'attache, dépassant la pointe de l'île. À trois heures du matin, il rame toujours et le courant s'inverse. Le jour se lève, la marée le porte enfin vers sa plage où il fait rouler le bois au-dessus de la ligne de marée haute. Pendant tout ce temps, sa femme se demandait où il était.
Voilà ce que raconta le peintre pour expliquer qu'il avançait lentement et péniblement dans son travail. L'image suggérée par Annie Dillard vaut pour l'écrivain: elle ne cache pas qu'écrire un livre s'apparente à une lutte contre des forces indépendantes quelquefois contraires. Mais elle ne voudrait pas y renoncer.
Redisant les difficultés ordinaires et terribles de Flaubert, la prodigieuse production de Thomas Mann, elle évalue qu'un écrivain à plein temps finit en moyenne un livre tous les cinq ans. Soit un cinquième de page utilisable par jour. Voilà sa norme et elle n'évoque pas – déduisez ce que vous voulez - les livres produits en six mois, voire quelques semaines.
Car Annie Dillard pense que l'écrivain n'écrit pas, ne doit pas écrire n'importe quoi: Voici une chose que tu trouves intéressante, pour une raison difficile à expliquer. C'est difficile à expliquer parce que tu ne l'as jamais lu sur aucune page; voilà par où commencer. Tu as été créé en ce monde pour donner voix à cela, à ton propre étonnement.
Dans ce court recueil d'idées sur la vie autour de l'écriture, elle alterne des moments intenses et leur rapport à la création artistique. Il ne s'agit pas d'un livre de bons conseils pour écrire. Une avertissement plutôt : ...une occupation raisonnable et digne de durer pendant notre séjour sur cette planète consiste à passer ce temps assis dans une petite pièce, en compagnie de bouts de papier. Et il y a les jours où rien ne s'écrit. Et la solitude nécessaire, trouvée à l'écart dans une cabane sur une plage sauvage, devient alors pesante. Contrairement à l'opinion de Borges - la mienne aussi -, qui préfère élaborer des textes courts pour en avoir meilleure vision d'ensemble, elle choisit d'entreprendre des œuvres amples: Il n'est pas moins ardu d'écrire des phrases dans un livre de recettes, que d'écrire des phrases dans Moby Dick. Alors autant écrire Moby Dick.
Annie Dillard s'est fait connaître dès son premier livre Pèlerinage à Tinker Creek (Pulitzer 1975) où on la compare d'emblée à Thoreau. La reconnaissance internationale lui est acquise. Elle affirme que les livres possèdent des atouts difficilement définissables, appelons cela la littérature, qui les rendent incomparables pour ceux qui les apprécient : Les gens qui lisent ne sont pas trop paresseux pour allumer la télévision; ils préfèrent les livres. Et cela justifie mieux que tout sa motivation d'écrivain.
À la fin du livre, le brillant éloge d'un pilote jordanien d'acrobatie aérienne déploie le savoir-faire de l'américaine. Elle aboutit à une profonde réflexion sur la pureté de la création artistique: Il est difficile d'imaginer pénétration plus profonde de l'univers que le dernier piqué de Rham dans son avion, ou que l'inscription et la dissolution aériennes de sa ligne inexprimable, dépourvue de mot, anonyme.
En 2005, un sondage révélait qu'un français sur cinq rêvait d'être écrivain: lecteurs, écrivants, vous êtes les complices de cette femme qui aime tant les phrases.
Références: Christian Bourgeois, 1996 - 128 pages -7 €
Traduction de Brice Matthieussent
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