La relation au père occupe une place importante dans l'œuvre de Faulkner. L'effacement du père Compson influence ici le comportement des trois fils. Handicapé mental, Benjy compense son absence par le recours à sa sœur Caddy. Le malheureux Quentin souffre de la dérobade du modèle de l'identification et de l'interdiction, nécessaire à la constitution de l'être.
Pour Jason, son père représente l'abdication de l'identité historique et sociale, pour avoir vendu l'héritage ("symbole de l'appartenance au Sud") afin de donner à Quentin une année à l'université ("avantages yankees"). D'où sa rage vengeresse à l'égard d'un père traître et une souffrance qui "montre bien que la haine est chez lui l'envers d'un amour rendu impossible par le défaut du père".
La blessure de Jason affleure dans les trous du discours, que la traduction ne laisse pas nécessairement en lumière.
La première rupture est masquée dans la version française initiale, parce qu'elle n'avait sans doute pas été comprise. Jason se souvient de l'enterrement de son père dans une longue analepse [1] : "Alors je m’expliquai l’odeur. Des clous de girofle. J’imagine qu’il pensait que le moins qu’il pût faire à celui de père ou peut-être que le buffet avait pensé que c'était encore Père et lui avait fait un croc-en-jambe en passant." (traduction revue par Pitavy). Jason ne peut pas penser (dire) le mot "enterrement".
Coindreau, en 1929, avait carrément choisi d'écrire le mot : "... J’imagine qu’il estimait que le moins qu’il pût faire à l’enterrement de mon père, ..."
Alors que Faulkner l'avait élidé dans la tête du garçon, "... the least he could do at Father's or maybe the sideboard thought it was still Father...", sans aucun signal de ponctuation ni typographique pour le lecteur.
© 20th Century Fox, 1959 |
Faulkner place la seconde faille chez Jason un peu plus tôt, au début de l'analepse en question, " If you believe she'll do what she says and not try to see it, you fool yourself because the first time that was the Mother kept on saying thank God you are not a Compson except in name"[2], où Jason ne peut énoncer les mots "day of the funeral" (entre "the" et "Mother").
La traduction de Coindreau : "... parce que la première fois c’est là où maman ne cessait de répéter...".
Pitavy maintient le trou : "... parce que la première fois c'était le Mère ne cessait de répéter...".
Les deux détails montrent combien Jason, personnage antipathique, se retient de nommer sa souffrance. Pitavy suggère que "l'appréhension de sa blessure secrète permet de poser sur lui un regard nouveau – de compassion".
Ces notes confirment la finesse (et la complexité) du texte de Faulkner. Outre l'intérêt qu'on peut porter à ce roman particulier, elles invitent à prendre quelquefois un vrai temps de lecture, en oubliant les survols auxquels la surabondance de l'édition et les modes de consommation – voire les cadences de la blogosphère – incitent.
Cf Le bruit et la fureur [1]
Le bruit et la fureur [2]
[1] page 236 du roman Folio
[2] page 235 du roman Folio
Je viens de lire le roman dans sa version folio, revue semble-t-il pour la traduction, je me souviens de ce genre de phrases en tout cas. Il faudrait que je le relise, ou certains passages.
RépondreSupprimerEn fait dans la vraie vie nos pensées sont ainsi, non? On ne 'pense' pas tous les mots?
La subtilité est que le discours de Jason est intérieur et il n'est pas d'autre moyen de le rapporter dans un roman que... par des phrases. :-)
Supprimer(Il semble bien que nous pensions en mots, mais c'est un peu plus compliqué).
L'important est que le fils ne s'autorise pas à «trop voir» intérieurement les funérailles de son père, à cause d'un blessure.
.. à cause du fait qu'il aurait voulu pouvoir l'aimer, avant de l'enterrer.
SupprimerC'est intéressant cette comparaison, pourtant j'ai un peu de mal avec Pitavy, non que ce qu'il traduit soit impropre mais parce que cela ne me parle pas du tout, c'est un peu la limite de la fidélité en traduction, c'est ce que l'on retrouve de temps à autre dans les traductions de Markowicz de Dostoïevski, je les apprécie beaucoup mais de temps à autre ça grippe un peu
RépondreSupprimerJe reviens à Faulkner avec la puissance que représente un mot imprononçable qui d'impossible devient envahissant
Je crois qu'ici, Coindreau estompait (par volonté de simplification ?) un élément important insinué par Faulkner, la blessure secrète de Jason.
SupprimerLe trou maintenu par Pitavy (et Faulkner) provoque un arrêt à la lecture (aïe fluidité). Il peut aussi passer inaperçu ou pour une erreur. L'utilité de notes de bas de pages est évidente en ce cas.
Musique ou fidélité, comment a-t-on envie de lire ? J'avoue que pour ce Faulkner-ci, je suis parfois contraint d'oublier la mélodie qui m'attache tant à certains auteurs.
En tout cas je ne me lancerai pas tout de suite dans la VO! En français, avec une bonne traduction (qui laisse le non dit ou non pensé comme l'auteur l'a voulu), c'est déjà prenant.
RépondreSupprimerPour Benji aussi, dans un roman, il faut bien utiliser des mots pour ses pensées (et là aussi les phrases peuvent passer de l'une à l'autre incomplètes) mais Benji ne possède sûrement pas la parole, il geint ou crie. Tiens, il faudrait que je me replonge dans l'excellent Instinct du langage de Steven Pincker, ça date de 1999, je me demande si les recherches n'ont pas évolué depuis. Où la question 'pense-t-on en langage ou en images?' est posée.
Tout ce que vous signalez sur Benjy, cette impossibilité de dire, fait une des originalités du roman. Je vais à la recherche du livre de Pinker, dommage que je rentre justement de la bibliothèque.
SupprimerJe me demande si votre dernière question, comment nous pensons, ne va pas me conduire dans une de ces quête passionnantes, bien que j'aie quelques éléments de réponse !
Bien plus que les fictions, voilà de quoi vivifier (et prolonger) mes heures lecture.
PS (hors sujet) : ici en Belgique francophone, nous avons le réseau "Natagora" (http://www.natagora.be/index.php?id=accueil&no_cache=1), qui accompagne les passionnés de nature, abonnement pour deux fois rien. Pour les oiseaux (revue plus pointue mais remarquable) http://www.aves.be/
Bon week-end Keisha.
La comparaison des traductions est significative, merci. Un moyen terme pourrait être de mettre des points de suspension là où manquent des mots non dits, mais cela change le rythme - et Faulkner n'en met pas.
RépondreSupprimerNe rien signaler est un peu raide, je trouve, je crois que Faulkner était comme cela. L'intéressant de l'affaire, c'est le mot non dit par Jason, autant donner au lecteur une chance de s'en apercevoir. L'idée des trois points, pourquoi pas ?
Supprimeril faudrait que je le relise. Ce rapport au père existe dans Tandis que j'agonise que je viens de finir. C'est une écriture fascinante mais j'ai trouvé ce deuxième roman plus facile à lire que le bruit et la fureur...
RépondreSupprimer"Le bruit et la fureur" est un roman plus expérimental, dirons-nous. Il est fascinant à condition d'en trouver les clés. J'espère que mes billets y contribuent un peu.
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