11 juin 2017

Grille de lecture du comportement humain


Les bases scientifiques sur lesquelles Henri Laborit s'est appuyé pour développer cet essai (1976) sur les aspects sociologiques et psychologiques du comportement humain, sont claires. Elles sont détaillées dans les pages 19 à 23 du Folio essai n°7 [*] et de façon limpide sur Wikipédia dans l'article consacré au film d'Alain Resnais "Mon oncle d'Amérique" (théorie de Paul D. MacLean). Ces bases sont plus largement détaillées dans "La nouvelle grille", un ouvrage plus scientifique de l'auteur, dont "Éloge de la fuite" est une émanation philosophique qui conviendra mieux aux «littéraires». 

L'être humain est équipé d'un cerveau qui fonctionne selon trois niveaux avec la mission de maintenir (en bon ordre) la structure de l'organisme qu'il gère. Au niveau reptilien sont les pulsions primitives (assouvir faim, soif, sexualité). Au contact de l'environnement, les actions pour satisfaire les besoins primitifs conduisent à des sensations positives ou désagréables que le second niveau du cerveau (limbique) mémorise : c'est l'apprentissage qui fait fuir les désagréments (celles qui mettent en danger la structure de l'organisme) et cherche à répéter les actions gratifiantes (celles qui permettent de le maintenir). Le troisième niveau cérébral, le cortex, est celui du désir, de l'anticipation qui élabore des stratégies complexes pour parvenir à l'action gratifiante (plaisir, bien-être, satisfaction,...) et éviter le désagrément, la douleur (stimuli nociceptifs). 

"Le seul comportement inné, contrairement à ce que l'on a pu dire, 
nous semble donc être l'action gratifiante."

L'élément central du travail de Laborit est que l'action gratifiante, pour se réaliser en milieu social où il y a nécessairement concurrence, s'appuie sur des hiérarchies de dominance, "le dominant imposant son «projet» au dominé". Ne pas être conscient de cela, que dissimulent les constructions élaborées au fil des siècles par les cultures dans le cerveau évolué, le langage abstrait trompeur, les acquis socio-culturels,... ne pas prendre en compte ces motivations pulsionnelles inscrites dans le système nerveux, conduit à perpétuer les ennuis de l'humanité. 

Lorsque l'action gratifiante ne peut être réalisée, le comportement est celui de la lutte ou de la fuite (ces dernières étant elles-mêmes gratifiantes par le fait qu'elles éliminent l'angoisse induite par la situation). Selon Laborit, si la lutte (révolte collective) aboutit, elle sera reconduite dans le nouveau milieu en de nouvelles hiérarchies de dominance, parce qu'il n'y a précisément pas prise de conscience des composantes pulsionnelles du système nerveux (dominance et hiérarchie pour favoriser survie/ordre des organismes).

La fuite, c'est soit le suicide ou les drogues, soit le refuge dans l'imaginaire et la créativité, ceux-ci faisant l'objet de développements constructifs auxquels le neurobiologiste n'hésite pas à accrocher le beau mot «utopie» : "Ce n'est pas l'Utopie qui est dangereuse, car elle est indispensable à l'évolution. C'est le dogmatisme, que certains utilisent pour maintenir leur pouvoir, leurs prérogatives et leur dominance.

À l'opposé, devant tout acte gratifiant empêché, l'inhibition de l'action est catastrophique et conduit au stress et au développement de troubles psychosomatiques. 

À la lumière de tout ceci, l'auteur développe sa vision du comportement humain en une vingtaine de chapitres, de l'amour à la religion en passant par la politique, le travail et le sens de la vie. Et étonnamment répété, le Christ, "cet ami lucide, poétique et asocial" dont le "territoire n'est pas de ce monde". C'est lumineux et rédigé avec le souci permanent d'être compris par tous. Chaque sujet peut comporter des redites, ce qui répond à la volonté de permettre une relecture isolée de chaque chapitre.
Pour ceux que les essais et sujets de psychologie et sociologie rebutent, il vaut mieux s'abstenir (au risque de figurer derechef parmi ceux qui perpétuent l'ignorance déplorée par l'auteur) ; ceux qui souhaitent s'y aventurer et l'intégrer, découvrent un livre inévitable, salutaire.

Les objections iconoclastes de Laborit ne plaisent pas nécessairement. La partie consacrée à l'amour, dans le début du livre, est particulièrement pessimiste, presque bilieuse, et traduit un auteur sentimentalement désenchanté (il n'évite pas le constat). Mais le discours est lucide et (se) tient. Selon moi, il est préférable, si l'on coince, de contourner la raideur de ce chapitre (y revenant ultérieurement) afin d'assimiler les autres aspects déterminants de l'essai. Ce fût ma démarche. 

"Dès que l'on met deux hommes ensemble sur le même territoire gratifiant, il y a toujours eu jusqu'ici un exploiteur et un exploité, un maître et un esclave, un heureux et un malheureux, et je ne vois pas d'autre façon de mettre fin à cet état de choses que d'expliquer à l'un et à l'autre pourquoi il en a toujours été ainsi. Comment peut-on agir sur un mécanisme si on en ignore le fonctionnement ?" Voilà une clé au cœur de l'essai, la faculté du cerveau humain d'imaginer, de créer, d'expliquer, de transmettre (voir "Le message"), la fuite dans l'imaginaire et la créativité, pour que chacun puisse comprendre ce qui détermine les comportements humains.

Faut-il désespérer ? Rien n'est fatalité, ni les pulsions ancestrales du système nerveux. J'aime cette image que la découverte de la gravité n'a pas empêché l'homme de construire des avions qui la défient allègrement.

"En ayant conscience du fait que nous avons obéi à une pression de nécessité qui a gouverné jusqu'ici, et jusqu'à l'Homme y compris, l'évolution des espèces, serons-nous assez conscients cependant pour contrôler ce déterminisme, pour contrôler nos pulsions ancestrales par la prévision de l'avenir vers lequel elles nous mènent ?"

Mon oncle d'Amérique (Alain Resnais) : aux origines du comportementalisme

Il n'est pas étonnant de lire, devant cet ouvrage très rationnel, un article contradictoire du côté de la psychanalyse. "C'’est donc la connaissance et le savoir sur les mécanismes de dominance et leur diffusion qui pourraient faire changer le destin de l’humanité ? On reste interdit devant un film et des propos aussi « problématiques »", s'interroge Pascal Laëthier à propos des interventions de Laborit dans "Mon oncle d'Amérique". La suite du propos du psychanalyste m'échappe. 
(J'avoue me sentir à l'aise devant des propositions étayées scientifiquement du neurobiologiste français, alors que je demeure le plus souvent perplexe sous l'amphigouri antiscientifique de maints psychanalystes).  

Le travail de Henri Laborit est clairement résumé sur Infologisme.com.

[*] PDF libre ici.

26 commentaires:

  1. j'ai un très bon souvenir d'une lecture de Laborit il y a bien des années, je ne crois pas avoir lu celui là et j'aime bien vos citations

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    1. C'est un livre très didactique, clair mais il m'aura fallu quelques temps pour bien l'intégrer (relectures) et en donner ce bref aperçu. Je suis content que vous soyez touchée par ce sujet.
      Bon dimanche !

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  2. Voilà un excellent résumé. Malheureusement les travaux de Laborit sont surtout enseigné dans les métiers de la "com" et de management.
    Robert Spire.

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    1. C'est donc peut-être utile d'en avoir fait un modeste compte-rendu ici...
      :-)

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  3. bravo pour cet article si bien détaillé.Je ne me lancerai pas dans cette lecture mais j'ai aimé lire ce billet.

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    1. Si vous avez apprécié cet article, c'est déjà un peu gagné !

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  4. Merci pour cette synthèse. Le film de Resnais m'avait fort marquée. Cette question de la dominance est évidemment cruciale, peut-être cette lecture est-elle éclairante aussi pour examiner les mouvements sociaux d'aujourd'hui.
    L'imaginaire et la créativité comme refuge et lieu de construction, voilà qui me tente davantage que la lutte incessante.

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    1. Les pulsions ancestrales ont évolué au fil des siècles avec les sociétés évoluées et il est plus rarement question, chez nous, de besoins fondamentaux non satisfaits. Cependant, la dominance de certains s'établit d'autant plus aisément que les besoins créés se rapportent à des biens de consommation dont la pseudo nécessité est entretenue par ceux, dominants, qui détiennent les moyens de production et le savoir technologique pour les produire et qui ne souhaitent pas abandonner leurs prérogatives.
      Le problème avec les mouvements sociaux (n'allons pas dire qu'ils ne sont pas justifiés en période d'austérité) est que, sans prise en compte des pulsions «ancestrales», les luttes abouties reconduisent d'autres hiérarchies de dominance (voir le communisme où l'argent est supplanté par les hiérarchies de pouvoir).

      Enfin, comme vous, je suis davantage dans la fuite – parfois constructive – que dans l'engagement actif, en considérant néanmoins que la simple assimilation intellectuelle et la (modeste) répercussion du contenu de cet ouvrage constituent un geste que j'ose espérer non négligeable ;-)

      Merci d'avoir commenté ce compte-rendu, Tania.

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  5. J'ai entendu plusieurs fois Henri Laborit à la radio jadis, mais je ne me suis jamais lancée dans sa lecture. Son analyse serait toujours intéressante aujourd'hui.

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    1. Oui les travaux de Henri Laborit sont considérés aujourd'hui, mais peut-être pas par ceux qui devraient s'en inspirer.

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  6. Justement le problème est au niveau de l'enseignement, et au lieu de réformer l'Ecole dans le culte de la performance économique, nos politiques feraient mieux de s'inspirer des quelques conseils de ce savant. A la fin d'une interview où un journaliste lui reprochait son pessimisme, H. Laborit concluait:"...Je dirais plutôt lucide, et, si vous y pensez, cela vous permettra peut- être de vous comporter plus aimablement au milieu des autres. Cela vous aidera à éviter la haine et la fureur, la jalousie et l'envie, à vous méfier de vous- même et de vos certitudes. Peut- être même vivrez- vous assez vieux pour voir que devant la destruction systématique des systèmes vivants sur notre planète, destruction à laquelle l'homme n'échapperait pas, celui- ci se rendra compte qu'elle résulte directement de la recherche de la dominance et de la compétition économique. Dans ce cas et par nécessité, le comportement des hommes, de tous les hommes, pourrait changer. Il est probable cependant que, si on leur enseignait ce que vous savez maintenant, avant même d'apprendre la table de multiplication et le problème des robinets (vous connaissez ?), au lieu de les initier à la façon la plus efficace de faire des marchandises, cette transformation serait plus rapide et sans doute moins douloureuse.»
    Ci-aprés un site qui résume son oeuvre: "Pour la mémoire, Henri Laborit" par Jean Zin - Joël de Rosnay - Guillaume Nicolas - Pierre Huguenard:
    http://www.infologisme.com/art/HenriLaborit.php

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    1. Je prends note du site pour la mémoire du neurobiologiste (auquel collabore Jean Zin que vous m'aviez déjà signalé), merci. Je l'ajoute au compte-rendu.
      Les précisions que vous apportez paraissent évidentes après la lecture de l'essai. L'éducation est vitale et je reste sidéré devant les disputes de cour d'école où se complaisent les politiciens chargés de l'enseignement (ici en Belgique, mais j'ai assez d'écho de la France pour en juger), alors que les vrais sujets sont oubliés : manque de vison d'avenir et de lucidité. C'est bien d'avoir proposé cette déclaration de Laborit.

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  7. Je ne sais pas si je suis capable de lire nouvelle grille mais j'ai noté l'éloge de la fuite ( qui correspond asses vaguement à la pyramide de maslow, qui est contesté par certains aspects...). Merci pour les liens !

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    1. J'ai signalé "La nouvelle grille" mais préféré lire l'autre qui contourne les détails sientifiques (il n'y propose d'ailleurs que peu d'allusions précises aux travaux a la source de sa demonstration).
      La pyramide de Maslow : il est intéressant de la signaler, merci, en notant toutefois que les besoins decrits, peut-être mieux encore par McClelland que Maslow, sont juste le détail, la description des nécessités qui fondent l'action gratifiante, dont les ressorts restent les mêmes. Au fil de l'évolution de l'espèce humaine, les besoins fondamentaux (faim, sexe) sont devenus plus complexes. Et les besoins d'accomplissement, de pouvoir et d'appartenance sont etroitement liés au projet initial du cerveau : maintenir la structure vivante en bon équilibre grâce à ce qui lui profite. Y compris l'appartenance (à un groupe par exemple) qui est gratifiant lorsque le collectif procure sécurité et avantages mieux que l'individu isolé (tant que l'individu n'y rencontre pas une hiérarchie contraignante qui devalorise les gratifications qu'il y trouve).

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    2. Et l'appartenance à un club de supporter de foot, direz-vous ? En quoi profite-t-elle à la structure vivante ? Il s'agit sans doute d'une dérive, d'un résidu de pulsions tribales ancestrales qui ont permis l'avènement de sociétés organisées. Mais il faudrait confier la question à un spécialiste, titre auquel la seule lecture de "Éloge de la fuite" ne m'autorise pas.
      On voit en tout cas que l'œuvre de Laborit conduit à des considérations captivantes sur la psychologie du comportement, comme votre remarque sur la pyramide de Maslow (psychologie du travail) le confirme.

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  8. Henri Laborit est tombé dans l'oubli car ses travaux plébicitent la "coopération" plutôt que le "chacun pour soi" encensé dans nos sociètès. Le coté "anar" de la pensée de Laborit dérange et l'a aussi probablement privé d'un prix Nobel. Comme aujourd'hui c'est la St Elysée, pensons à cet autre savant trés oublié, car anarchiste: le grand géographe Elysée Reclus (qui a vécu ses dernière années à Bruxelles)
    http://www.lafeuillecharbinoise.com/?p=3951

    Laborit n'aurait pas renié cette phrase de Reclus: « Celui qui commande se déprave, celui qui obéit se rapetisse. La morale qui naît de la hiérarchie sociale est forcément corrompue. »

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    1. Je trouve que la dernière citation de Reclus est à restituer dans un contexte, je ne suis pas sûr d'y adhérer les yeux fermés. Il existe des circonstances où, en équipe et dans un esprit constructif, il en est, plus informés, doués, perspicaces (donc investis d'une autorité qui fait hiérarchie) qui savent mieux ce qu'il est utile de faire pour mener un projet à bien (quel qu'il soit, sauvetage en mer ou salle d'opération pour choisir des exemples «doux») et donnent leurs instructions (proposent si vous préférez). Si les autres ruent dans les brancards, c'est le bordel, pardonnez-moi l'expression.
      Bref, je préfère envisager l'anarchie quand s'oppose aux abus (de pouvoir, d'argent, etc...). Le tout est de définir où ces derniers commencent...
      Mais je pense que ce que je dis va de soi, anarchiste ou pas, et nous nous comprenons.
      Enfin, d'accord pour déplorer l'individualisme ambiant. Je réussis à me procurer (en numérique) trois textes d' Élisée Reclus, très anciens, "Histoire d'un ruisseau, "Histoire d'une montagne" et un court PDF sur l'anarchie...

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  9. Dans les cas que vous citez "en équipe et dans un esprit constructif", ce qui me gouverne relève plus de la coopération que de l'obéissance à une "hiérarchie". Dans ce cadre il n'y a pas de chef et des subalternes mais des gens qui collaborent (dans le bon sens du terme) selon leurs qualités pour le bénéfice de tous et le bonheur de chacun. mais comme vous dites, pour le reste, on se comprend.

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  10. Billet très intéressant ! J'ai pensé à de nombreuses situations au travail en le lisant. Pas étonnant qu'il soit utilisé par les managers et autres spécialistes de la com, mais désolant car les fins ne visent sans doute pas l'épanouissement au travail...

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    1. Les fins sont la consommation, la "sainte' croissance et le profit.
      C'est devenu naturel.

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