23 juillet 2017

Si j'étais né en 1922...


Pierre Bayard tente de cerner ce qui fait les héros. Ou les bourreaux, à l'instar de l'horrible 101ème bataillon allemand de l'Ordnungspolizei qui interroge les férocités potentielles d'hommes ordinaires. À cette fin, il imagine être à la place de son père dans les circonstances qui ont précédé la seconde guerre et, s'appuyant ce qu'il présume connaître d'eux deux, dans l'ignorance de sa propre personnalité potentielle – ce que les freudiens appellent l'inconscient – il essaie d'en déduire un comportement plausible face au régime de Vichy et à l'occupation allemande, qui serait soit la résignation soit une bifurcation vers la résistance ou l'étranger pour mener la lutte. On comprend immédiatement les réserves qu'il convient d'appliquer à ce schéma, bien que l'expérience de pensée tienne la route et que les déductions émises par l'auteur me paraissent résister solidement aux objections formulées à l'encontre de la méthode. L'essai est clair, méthodique et documenté. 

Il s'agit du travail d'un psychanalyste et par conséquent il peut s'avérer ennuyeux d'être confronté aux sempiternelles notions d'inconscient, de cette force nucléique sacrée, cœur mystérieux et insondable de l'être humain qui, au bout d'un parcours conduit de manière rationnelle, demeure intact à la fin de la démonstration. Tout cela pour en arriver là, diront certains. Et quand l'auteur, au terme de la préface, prévient : "...il n'est pas impossible de considérer que ce livre, consacré à essayer de capter la force qui se trouve en chacun et ne se développe que chez quelques-uns, est un livre sur Dieu.", d'aucuns diront qu'avec Dieu, on explique tout et on n'explique rien. Ceci dit, il serait dommage de manquer la très bonne enquête de Pierre Bayard, qui certes, n'a pas omis, sagement,  d'assurer ses arrières en indiquant le ciel.

"Aurai-je été résistant ou bourreau ?" parcourt, dans le cadre historique étroit de la Seconde Guerre mondiale (plus brièvement au Cambodge et en Bosnie en troisième partie), une série d'individus qui ont fait preuve de comportements résistants hors du commun. Parmi eux, André et Martha Trocmé (les Justes)[1], Hans et Sophie Scholl (La Rose Blanche)[2], Sousa Mendes[3], Milena Jesenska[4] Il ressort que, chez la plupart de ces gens, l'engagement ne fut pas le résultat d'un choix conscient, sinon considéré a posteriori.
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Ces personnes ont réalisé des actions courageuses dont la nature et les motivations sont différentes, de sorte que leur analyse permet d'émettre plusieurs d'hypothèses pour comprendre les actes de bravoure ou leur défaut chez la majorité des gens. Bref aperçu :
  • La peur est évidemment primordiale dans l'inaction, peur d'être puni, maltraité, tué, de léser ou perdre des êtres chers, des acquis, une carrière, un confort : "... je trouve que les travaux consacrés à l'engagement ne prennent pas suffisamment en compte cette dimension de la peur, pourtant évidente, dissuadant la plupart des personnes de bonne volonté de s'engager, [...] même quand elles sont en complet désaccord [...]" écrit Pierre Bayard.
  • Le conformisme de groupe (je précise ceci plus loin, avec les travaux de S. Asch).
  • La capacité d'empathie (études de Daniel Batson) : avoir des points communs avec des gens, se reconnaître en eux.
  • L'idée de ne pas être seul, d'agir en accord avec d'autres, implicitement ou non. Se greffe ici une sorte de miroir intérieur dans le cas de Romain Gary, qui, outre les désaccords idéologiques et l'exaltation, était "prisonnier de l'idée que sa mère se faisait de la France" (et de son fils), ce qui joua un rôle dans son engagement. 
  • La faculté de s'extraire des cadres existants dont le rejet autorise une forme de création. Bayard cite Milena Jesenska prisonnière d'un camp, qui, pour sauver Margarete[4], demanda audience à l'homme de la Gestapo afin de faire l'apologie de son amie et en échange de sa libération, révéler au chef ce qui se passait  à l'infirmerie de la prison, où les détenus étaient exécutés et dépouillés de leurs biens. Contre toute attente, il acquiesça. 
  • Enfin la foi religieuse, bien entendu, est un élément évident qui permet d'outrepasser les tiédeurs de la raison ou de la crainte. 
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Parmi les références scientifiques de Bayard, deux tests ont attiré mon attention. La fameuse expérience de Stanley Milgram est inévitable dans le contexte de l'essai : jusqu'où la soumission à l'autorité autorise-t-elle à torturer quelqu'un ? On sait qu'au terme de l'expérience, un très faible pourcentage d'individus, refusant de se soumettre, s'opposent radicalement à faire souffrir au risque de provoquer la mort. Moins connu est le travail de Solomon Asch qui tente de cerner expérimentalement le conformisme de groupe. On questionne un groupe d'étudiants parmi lesquels un seul est le sujet ciblé, les autres étant complices de l'expérimentateur. On leur présente une ligne verticale et trois autres de longueurs différentes, une seule étant identique à la première. Le sujet ciblé est interrogé en dernier. On remarque que si les autres donnent une mauvaise réponse, il a tendance à leur emboîter le pas alors qu'il y a évidence visuelle. Il prétextera a posteriori une mauvaise vue.

Au terme de ces deux expériences, il apparaît que le sujet se dédouane de la responsabilité de ses décisions sur un élément extérieur à sa volonté.

Pierre Bayard ne se donne pas un rôle avantageux dans la trajectoire imaginée, il se range du côté de ceux qui firent la majorité, vous et moi sans doute (à moins que vous ne disposiez de la personnalité potentielle du brave, du héros ou du Juste, mais vous n'en savez rien, ni moi). Malgré cela, ou peut-être par cela justement – un regard réfléchi et cohérent – son propos narratif ne manque jamais de clairvoyance.

Dès le début de la démonstration du psychanalyste, j'ai perçu un élément évident que l'auteur finit par aborder à la fin de la trajectoire : la rencontre amoureuse. Celle-ci peut à tout moment bousculer idéologie, indignation, sagesse et tout pronostic. Cette jeune fille, on la voit jolie, qui fréquente la même bibliothèque que le double de Bayard, passionnée de Kafka, n'a-t-elle pas le pouvoir de retenir au pays ou d'exalter les plus aventureux voyages ? Mais nous entrons dans la littérature.

En conclusion, des mots de François Azouvi (Philosophie Magazine) : "La fécondité de l’hypothèse d’une dialectique entre personnalité potentielle et personnalité réelle, entre identité-ipse et identité-idem, et le recours à la narration pour figurer cette dialectique, ne peuvent pas dissimuler ce qu’a d’impalpable le moment où tout bascule. Pierre Bayard le sait comme quiconque."


[1] "Le sang des innocents", Philip Hallie, Stock, 1980
[2]"La Rose Blanche. Six Allemands contre le nazisme", Inge Scholl [sœur de Hans et Sophie], Éditions de Minuit, 2008
[3]"Le Juste de Bordeaux", José-Alain Fralon, Mollat, 1998
[4]"Milena", Margarete Buber-Neumann, Le Seuil, 1986 

14 commentaires:

  1. Les travaux de Milgram et de Asch sont passionnants et on peut les croiser avec ceux d'Henri Laborit. "Aurais-je été résistant ou bourreaux" me fait penser à Patrick Modiano et le film "Lacombe Lucien" co-écrit avec Louis Malle. "Le pouvoir de dire non" ne dépend pas du niveau intellectuel au regard de trajectoires comme celles de l'écrivain Céline au Prix Nobel Alexis Carrel, entr'autres exemples.

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    1. Le film de Malle/Modiano est décrypté au début du livre. Bayard écrit : "... le film ne décrit pas seulement le devenir d'un bourreau, mais aussi une hésitation entre deux devenirs virtuels, et qu'il s'en faut de peu que Lucien ne devienne un héros de la Résistance."
      Le pouvoir de dire non, c'est vrai, relève d'autres prédispositions (au lu de l'analyse de Bayard), que le niveau intellectuel.

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    2. J'ai pensé à Laborit, surtout dans l'évocation de Gary puis des Justes. Bayard écrit d'ailleurs : "Ce que les Justes ressentent en eux-mêmes comme une agression intérieure alors que d'autres sont concernés n'est pas sans rappeler la manière dont Gary se sentait personnellement atteint par les attaques que la réalité portait à l'idéal maternel." Si l'on accepte cette hypothèse, les termes "agression", "attaque" diminuent l'aura purement altruiste de l'acte brave, bien que ses conséquences conduisent à sauver, à protéger le bien-être des autres.

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  2. un sujet tout à fait passionnant même si c'est effectivement des études un peu rébarbatives à lire mais oh combien utiles pour faire réfléchir
    j'ai utilisé ce genre de documents avec mes étudiants car par exemple il est important qu'ils sachent donner leur avis sur un patient sans être trop influencés par le groupe cela évite bien des erreurs et de mauvaises interprétations , les formateurs s'en servaient aussi pour leur faire sentir qu'est un à priori !

    Pour la résistance c'est quelque chose qui m'a toujours tracassé : qu'aurais je été ? je suis certaine aussi comme vous le dites que le courage dans certain cas n'est pas totalement conscient, je me souviens lors d'un début d'incendie dans une clinique avoir fait des gestes très courageux mais dont je n'ai vraiment décidé à aucun moment, mes gestes étaient réflexes sans aucune pensée sur les conséquences potentielles, on ne peut pas appeler ça du courage

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    1. J'essaie dans l'article de tourner autour de ce que vous dites, cette absence de choix à proprement parler, dans certaines situations. Cela ne relève pas du courage, ni du choix d'affronter ou non le péril, cela va de soi pour beaucoup. Je n'aime pas trop les explications qui y voient un mystère, Dieu,... je préfère l' "impalpable" cité par F Azouvi. Dans "impalpable", pour moi, il y a cette notion de petits détails indéterminés qui changent tout, comme c'est souvent le cas dans notre vie. Tant pis pour la Providence. Ceci n'enlève rien, au contraire, à l'admiration, à l'estime vouée aux personnes auteurs d'actes courageux.
      Merci d'apporter votre témoignage, c'est utile et important et l'exemple des élèves (infirmiers je présume) est probant.

      Enfin, le livre n'est pas rébarbatif, je l'ai trouvé assez agréable à lire, en y mettant un peu de concentration.

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  3. J'ai déjà lu quelques livres de Bayard, qui a le chic pour trouver des titres percutants, et les traite sérieusement. Je lirais bien celui ci aussi. c'est vrai qu'on se pose les questions, qu'aurais-je fait dans ces circonstances? difficile de le savoir. je ne connaissais pas les test de S Asch.
    Déjà, connaître l'existence des ces tests peut aider à ne pas suivre un groupe, mais on ne peut juger de rien avant.
    Je n'ai pas d'expérience de courage personnelle (et heureusement pas de raison de l'avoir testée), j'ai juste connu un Monsieur, alsacien, qui refusa de jurer fidélité aux nazis, pour des raison de croyance perso, et dut passer par Buchenwald (ouf il a survécu jusqu'à un âge très avancé, d'ailleurs)

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    1. Je lirai d'autres livres de Bayard, j'avais emprunté "Et si les livres changeaient d'auteurs ?" mais il va falloir le rendre... Ce sera plus tard.

      C'est vrai qu'il est préférable de ne pas avoir à faire preuve de bravoure dans des circonstances telles que celles évoquées dans le livre, sans préjuger de ce que nous ferions. Je suis persuadé que nous pouvons nous surprendre, dans un sens comme dans l'autre...

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  4. De tous les livres de Bayard, c'est celui qui m'a le plus interrogée et le plus plu.

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    1. Si ma mémoire est bonne, c'est toi qui m'avait renseigné ce titre
      :-)

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  5. Ça ne m'étonnerait pas ;-)

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  7. Je viens juste de finir un livre de bayard ( qui a tué Roger Accroyd) qui est plus littéraire. Comme j'ai commencé un livre sur Delbo, je m'intéresse à la résistance. Même si ce n'est pas à proprement parler un essai historique, le thème du livre de Bayard m'intéresse et je vais essayer de le trouver en librairie...

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    1. Ah, je suis curieux de découvrir sur votre blog un compte-rendu de ce Bayard-là ! Et j'espère que vous nous raconterez Charlotte Delbo.
      Le livre chroniqué ici à des accents historiques et n'est pas difficile à lire du tout, Pierre Bayard écrit clairement, vous le savez. Il suffit de se laisser embarquer dans son projet.

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