11 août 2017

Les clients du Barnum


J'ai découvert Jean-Pierre Cescosse grâce à un bel article qu'il a consacré à Simone Weil dans La Semaine Littéraire n°1171 (avril 217). Se savoir "infiniment éloigné de la foi de Weil" ne l'empêche pas d'en percevoir "la puissance et l'authenticité", possibilité humaine à laquelle il n'a pas accès. Au bout du portrait de l'élève d'Alain Chartier, Cescosse s'interroge : "Comment aurait-elle perçu la paix glaciale et sournoise du Grand Marché à Zombies et Pègre Algorithmique où nous nous trouvons, elle qui vécut sous le signe de ce que Tocqueville ("De la démocratie en Amérique") a superbement nommé «le trouble de penser et la peine de vivre» ?" 


Cescosse a par ailleurs écrit quelques romans et nouvelles dont ce "Mécréants" qui m'a amené dans "un bar de quartier à la faune particulière" (tamacultur). Les désabusés qui fréquentent le Barnum m'ont tout de suite accroché et je ne les ai abandonnés qu'à regret quelques heures plus tard, au bout des 180 pages.

Narration à la troisième personne autour du sobre barman Ravel, maître de confidences. Ce dernier a perdu Marie-Claire, scientifique passionnée d'éléphants, tuée lors de la charge d'un pachyderme. Il vit dans un retrait mélancolique, hanté par la disparue idéalisée, bien qu'il y ait Cécile en chambres d'hôtel : "Et n'oublie pas, je ne t'aime pas". 


Les clients du Barnum sont attachants, assez éduqués, plutôt argentés et pas  philosophiquement corrects pour un sou. 

Parsky émeut, qui a perdu sa fille dans la drogue, une Sarah révoltée qui le méprisait et l'invectivait, qu'il dut parfois, supplié, pourvoir en cocaïne. Dealer de sa gosse : "Pour moi, elle aura toujours cinq ans", dit-il les yeux embués, souriant à son cocktail "thunder-brain" : Une vraie boisson d'épave réactionnaire, Sarah  aurait aimé détester ça".


Le Président – président de quoi, qu'importe, il a les airs, distingué, tenue impeccable et l'autorité qui se dégage  – ne prend pas des postures de prédicateur, il y a de la bonté et de la justesse dans ses oraisons philosophiques:  "L'indifférence est l'état spirituel le plus élevé que l'homme puisse atteindre dans cette vie". Aucune différence entre le missile sol-sol qui s'abat sur une maternité et la feuille d'automne qui chute... Incongru mais le discours interroge Ravel qui éprouve un respect filial pour le client, l'âge sans doute. 


Il y a encore l'ami Merz, vendeur en électroménager, qui fait un doctorat de philosophie par correspondance et se livre à de longues séances de lecture qui l'exaltent, d'Héraclite à Nietzsche. Ravel l'écoute poliment : "Il éprouvait du respect pour les philosophes, même s'il avait renoncé à les lire. Il s'y était essayé un temps mais chaque ligne semblait réveiller une masse de références qu'il ne possédait pas ; [...]. C'était infernal et douloureux. ".

Nous n'allons pas présenter tous les clients de ce débit de boissons un rien select : l'ex-chanteur d'un seul tube faramineux – le titre, je vous le donne en mille, "Je suis seul" –, l'ex-égérie de cinéma d'avant-garde, l'écrivain en exil qui n'a plus foi en sa littérature,... Des mécréants, parce qu'ils n'y croient plus vraiment, réunis dans un tableau sans complaisance et pathétique. 
Et l'on verra que le destin ironique lie certains de manière inattendue.

On trouve du Georges Picard dans les propos des personnages de Cescosse, cynisme en sus. 

[*]
Se peut-il qu'une image (bandeau) nous donne tout un livre ? Être aspiré par elle et s'y trouver bien – oui c'était bien là, le sol en damier et les tabourets – le temps d'une lecture ? " Mécréants", ce fut ce plaisir-là. N'y manquait que le Bloody Mary. 

[*] Je n'ai trouvé nulle part l'auteur.

7 commentaires:

  1. Dans ce bar des désabusés, le bal des illusions perdues ?

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    1. Si l'on veut, ces gens sont touchants. Un phrase m'a retenu : "La mort n'est pas une solution parce que la vie n'est pas un problème".

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    2. Belle formule, merci.

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  2. Mécréants dans un sens général, pas religieux ?

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    1. Pas du tout au sens religieux, il s'agit plutôt de désillusions.

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  3. Le tout ne dégage-t'il pas une impression de désespoir trop forte ? Encore que les personnages que vous décrivez ont l'air attachants.

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    1. Notez qu'il n'y a pas que des désespérés dans le récit, mais ils ont tous subi des revers.
      Les gens sans illusions existent dans la vie, je trouve lucide et intéressant d'en faire des romans. Certain(e)s préfèrent les personnages sereins auxquels il n'arrive que de «bonnes» choses – des êtres auxquels il n'arrive rien au fond – je m'ennuie dans ce genre de roman qui finissent trop bien.
      L'intérêt ici est de considérer comment ces gens désespérés poursuivent leur chemin alors «qu'ils n'y croient plus» : sont-ils malheureux ? Je ne crois pas. Pathétique plutôt.

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