"Blé moulu, beurre, laitages caillés, pommes juteuses, farine des châtaignes, légumes emplis de sève, jaune couchant des œufs pris au nid, miel brun salive sucrée des trèfles et tilleuls... je sais, et sens avec plaisir, que la terre me constitue autant qu'elle constitue les arbres qui enfoncent leurs racines autour de la chambre où je suis né et les bêtes avec qui, sur les branches et jusqu'au fond des terriers, je partage cette parenté."
Ce livre me suit depuis le mois d'avril, assez longtemps pour mériter la phrase de Proust qui entend qu'un livre est une amitié. J'y suis retourné régulièrement comme on retourne à la campagne, une chère campagne, pas celle des fermes connectées et batteries de poulets, mais les champs et villages d'une vie rurale encore entraperçue dans mon enfance et que les livres de Jean-Loup Trassard racontent merveilleusement. Une Mayenne rurale qui disparaît et qui vaut pour nos campagnes, du sud de la Belgique ou d'ailleurs, qui s'en vont pareillement. Non non, ne ramenons pas le lourd bateau «c'était mieux avant» mais – et je l'écrivais ici en février 2016 à propos d'un autre livre de l'auteur – nous laissons quelque chose de bien derrière nous, qui ne reviendra pas.
"Nous sommes le sang de cette génisse" n'est pas un livre facile, son écriture est inaccoutumée comme un paysage étranger et forte comme un bastion qui voudrait que le pays qu'il offre à pénétrer se mérite. La poésie s'y mêle au geste technique, à l'anecdote, au mythe et au patois mayennais : une richesse.
(J-L Trassard)
Ce livre me suit depuis le mois d'avril, assez longtemps pour mériter la phrase de Proust qui entend qu'un livre est une amitié. J'y suis retourné régulièrement comme on retourne à la campagne, une chère campagne, pas celle des fermes connectées et batteries de poulets, mais les champs et villages d'une vie rurale encore entraperçue dans mon enfance et que les livres de Jean-Loup Trassard racontent merveilleusement. Une Mayenne rurale qui disparaît et qui vaut pour nos campagnes, du sud de la Belgique ou d'ailleurs, qui s'en vont pareillement. Non non, ne ramenons pas le lourd bateau «c'était mieux avant» mais – et je l'écrivais ici en février 2016 à propos d'un autre livre de l'auteur – nous laissons quelque chose de bien derrière nous, qui ne reviendra pas.
"Nous sommes le sang de cette génisse" n'est pas un livre facile, son écriture est inaccoutumée comme un paysage étranger et forte comme un bastion qui voudrait que le pays qu'il offre à pénétrer se mérite. La poésie s'y mêle au geste technique, à l'anecdote, au mythe et au patois mayennais : une richesse.
Jean-Loup Trassard |
Jean-Loup Trassard y propose six récits, six monographies ("Étude approfondie limitée à un fait social particulier et fondée sur une observation directe qui, mettant en contact avec les faits concrets, participe de l'expérience vécue", dit Wikipédia) en osmose avec la campagne de sa région. Six textes savoureux, comme un bel été.
La première est la rencontre fascinante et furtive d'une belle silhouette féminine, comme un mirage, reflet de Flore, déesse de la campagne : "C'est là que son regard, comme s'il n'y avait pas eu avant la moindre progression, soudain a fait vibrer l'air. Dans toute rencontre où les corps lancés par la marche ne s'arrêtent pas, trop tard prévenus, il semble que les yeux («où hèle une âme, aile prise aux chairs»[*]) sachent manifester un autre temps, prouvent qu'une seconde est parcelle d 'éternité."
La première est la rencontre fascinante et furtive d'une belle silhouette féminine, comme un mirage, reflet de Flore, déesse de la campagne : "C'est là que son regard, comme s'il n'y avait pas eu avant la moindre progression, soudain a fait vibrer l'air. Dans toute rencontre où les corps lancés par la marche ne s'arrêtent pas, trop tard prévenus, il semble que les yeux («où hèle une âme, aile prise aux chairs»[*]) sachent manifester un autre temps, prouvent qu'une seconde est parcelle d 'éternité."
Puis, en seconde pièce éponyme du recueil, les vaches sont à l'honneur, dont les Danaïdes dirent qu'elles sont le sang de Io, jeune fille transformée en génisse par Zeus. "Combien d'années pourrait vivre une vache sans la fatigue des vêlages rapprochés et de la traite, si on ne la faisait pas abattre pour finir ? [...]. D'avoir été domestiquées, une malédiction les poursuit."
Flore semble réapparaître dans le troisième texte, en visions fugaces d'une sauvageonne nue. Les travailleurs des champs éberlués ne savent s'il convient d'informer les femmes : on y retournera d'abord guetter plusieurs fois. Les rumeurs teintent les conversations : "Si ça se trouve «rin qu' des menteries !» mais on veut raconter ce qui serpente...". Camille rentre la toile du pantalon mouillée aux genoux d'avoir épié : "t'as donc patouillè dans l'russia ?» questionne Constance.
Flore semble réapparaître dans le troisième texte, en visions fugaces d'une sauvageonne nue. Les travailleurs des champs éberlués ne savent s'il convient d'informer les femmes : on y retournera d'abord guetter plusieurs fois. Les rumeurs teintent les conversations : "Si ça se trouve «rin qu' des menteries !» mais on veut raconter ce qui serpente...". Camille rentre la toile du pantalon mouillée aux genoux d'avoir épié : "t'as donc patouillè dans l'russia ?» questionne Constance.
Fresque romaine du Ier siècle av JC : déesse Flora |
Le quatrième récit relève la terre à hauteur d'épaule, expliquant les grandes haies qui s'effacent au profit de clôtures électriques ou de champs nus. Trassard réussit à captiver durant trente pages sur un sujet anodin en ville, où l'on vit à distance de "ceux rares dont les pensées tandis qu'ils marchent replacent ici l'image d'une haie et là d'une autre...".
Vient ensuite le magnifique texte consacré à un charbonnier de la forêt[**] autour duquel rôde le spectre de sa petite fille disparue, compagne de jeu du narrateur : "Et maintenant chaque pelle de braise qu'il portait fumait le deuil de cette tendresse : où je ne savais rien deviner, il la voyait accroupie, de dos, confiant au feu son haleine".
Vient ensuite le magnifique texte consacré à un charbonnier de la forêt[**] autour duquel rôde le spectre de sa petite fille disparue, compagne de jeu du narrateur : "Et maintenant chaque pelle de braise qu'il portait fumait le deuil de cette tendresse : où je ne savais rien deviner, il la voyait accroupie, de dos, confiant au feu son haleine".
La dernière monographie raconte une sécheresse. On peut y trouver quelque cause mythologique dans la perte de contrôle du char de Phaéton, fils de Soleil, mais "c'était qu'au fond de chacun résonnait la muette souffrance des arbres, du trèfle blanc, des bêtes même si les vaches savent meugler de soif, de la terre dont on avait soin d'habitude et pour laquelle on ne pouvait rien." Ne négligeait-on pas le culte ? se demandaient les femmes. Et elles ornaient de fleurs les croix de chemin : "Ces premières fleurs, de champs ou de jardins, n'étaient pas offertes à la fonte rouillée du christ cloué au-dessus comme le croyaient les paroissiennes mais à Cérès, ou à Flore, en descendance d'une tradition terreuse qui leur était inconnue, et les jeunes filles se mouillaient les doigts à la sève visqueuse des orchis et des narcisses."
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La bonne littérature française n'a offert que peu de pages à l'agriculture, hormis Zola ("La Terre") et Jean Giono. C'est dire le prix des écrits de Jean-Loup Trassard dont, certes, les tirages ne sont pas mirobolants – chaque titre vaut cinq ou six mille exemplaires au mieux – mais leur niveau indique bien plus qu'un simple écrivain de la ruralité.
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La critique est toujours louangeuse, qui sait rencontrer la dimension de l'auteur mayennais. À propos de ce livre, Jean-Baptiste Hareng (Libération) : "A la fin, [...], lorsque nous aurons pris notre vraie place dans le spectacle de la campagne, parmi les monts et les veaux, parmi les hommes et les saisons, au travail de la terre, Trassard nous rappellera que les personnages et les histoires qui courent dans d'autres livres sont ici à leurs places, modestes et lentes, dans le rythme plus vaste du cours des choses."
L'œuvre écrite de Trassard ressemble au petit ruisseau qui maintient son chuintement dans le raffut des agricultures industrielles, persistant à drainer le petit bocage à l'ancienne que nous voulons chérir.
[*] Patois mayennais, non traduit.
[**] L'article en lien décrit cette ancienne pratique des forestiers. Il s'agit de transformer le bois en charbon à l'aide d'un four de bois et de terre appelé "fouée", édifié en peine forêt, dont le contrôle nécessite savoir-faire afin d'éviter l'emballement du feu.
[**] L'article en lien décrit cette ancienne pratique des forestiers. Il s'agit de transformer le bois en charbon à l'aide d'un four de bois et de terre appelé "fouée", édifié en peine forêt, dont le contrôle nécessite savoir-faire afin d'éviter l'emballement du feu.
J'adore lire Trassard, tu fais bien d'en parler, je vais m'y replonger.
RépondreSupprimer"Neige sur la forge" m'avait définitivement convaincu. Bonnes lectures !
SupprimerUn auteur que j'aime particulièrement, je l'ai beaucoup lu mais je ne crois pas avoir lu celui là, je vais attendre de voir si la bibliothèque me le propose
RépondreSupprimerj'aime son écriture pleine de lenteur et de sagesse avec un coup de gueule ou de griffe de temps à autre
Ses livres sont de ces livres rares que l'on est heureux d'avoir lu
Je me rappelle bien : c'est vous qui m'avez indiqué cet auteur lorsque nous évoquions les «écrivains de terroir». J'espère que vous trouverez celui-ci.
SupprimerCe sont en effet des livres précieux pour moi, d'ailleurs je ne les emprunte pas, je les achète.
Je ne le connais pas du tout, j'allais dire évidemment, mais non.
RépondreSupprimerPlongée depuis quelques années dans l'agriculture, depuis toujours dans la poésie, puis tout ce que vous en dites...aucun doute, merci!
La terre, ses techniques, la nature et la poésie sont mêlées chez Trassard. J'aime beaucoup.
SupprimerJe suis éloigné des blogs ces temps-ci, j'espère dans une petite quinzaine de jours être un peu plus présent... Nous partons demain la semaine en Alsace. À bientôt Colette, merci d'être passée.
Beau billet sur un auteur pas encore abordé - merci pour les extraits.
RépondreSupprimerIl y a aura un autre extrait demain si vous voulez.
SupprimerComme signalé à Colo, je vous retrouverai plus tard afin de visiter à l'aise vos dernières publications. À bientôt.
Ma bibliothèque n'en a aucun ; il faudra que je me procure un de ses livres autrement, ce que vous en dites me fait penser que j'aimerais assez ses textes. Qui demandent une certaine attention, si je vous lis bien. Bon séjour en Alsace.
RépondreSupprimerOui Aifelle, il s'agit d'une écriture qui ne s'apparente pas à une narration commune. Le critique littéraire que je cite dans l'article (JB Hareng) écrit "une écriture comme un sang, l'essence de la vie".
SupprimerSur "Chapitre.be", j'ai noté des Trassard d'occasion pas cher.
Bon week-end !
Du passé (qui ne reviendra ni dans ma vie, ni dans celle d'autres) j'ai le souvenir palpable de la vision de champs de blé si près de la maison. Lourd de grains denses, mais aussi des fleurs -coquelicots, bleuets et marguerites sauvages- qui le parsemaient. Petite alors, je regrette seulement -un peu- de ne pas avoir été amoureuse de la photographie à cetet époque-là, et de n'en avoir d'images que mentales...
RépondreSupprimerAh oui, la photographie est une manière de fixer les souvenirs. C'est un peu pareil dans mon cas, mes souvenirs de personnes et paysages de Gaume, d'Ardenne sont davantages des impressions mentales fugaces et agréables que de vraies images.
SupprimerQuel beau billet ! qui donne véritablement envie de découvrir cet auteur (que je ne connaissais pas). Le contenu comme la première photo m'ont fait penser au causse Méjean et aux bergers que j'ai rencontrés cet été.
RépondreSupprimerContent que le billet vous rappelle des souvenirs. N'hésitez pas à découvrir JL Trassard si vous ampréciez la nature.
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