En matière d'aventures marines, je restais sur un récit décevant ("Le passage" de Pietro Grossi dont la postface mentionne que cet amalgame moyennement rendu de mer et de rapports père-fils n'est que fiction, ruinant à mes yeux une saveur déjà fade). J'étais en outre resté rêveur devant l'image ("Les explorateurs belges") du vaisseau gelé d'Adrien de Gerlache captif des glaces et de la nuit antarctique durant des mois. J'étais prêt pour tenter une nouvelle aventure dans les régions polaires, vraie et détaillée : je fus servi.
L'Endurance de Ernest Shackleton prisonnier du pack |
L'exploration de l'Antarctique a vu d'éprouvantes expéditions et des récits formidables. Celui d'Ernest Shackleton (1914-1917) est un des plus mémorables. À l'instar du "Belgica" pris dans le détroit de Drake, son bateau l' "Endurance" fut coincé dans le pack de la mer de Weddell mais contrairement à l'explorateur belge, il vit son voilier écrasé et sombrer sous la pression des glaces. Le projet du Britannique était d'accoster l'Antarctique pour être le premier à le traverser (en bleu turquoise sur la carte ci-dessous) et faire pendant à l'exploit d'Amundsen, le Norvégien qui souffla le pôle sud aux Anglais.
Le livre des Belles Lettres est une réédition soignée du récit d'Alfred Lansing de 1959. Une bonne présentation, deux cartes au verso des couvertures et une cinquantaine de photos de l'expédition dues à James-Francis (dit Frank) Hurley, le photographe attitré du voyage. Lansing livre un bon reportage à partir des journaux et notes des explorateurs.
Passant outre les avertissements de marins en Géorgie du Sud au sujet de l'état de la mer de Weddell, Shackleton décide de maintenir son voyage vers la banquise. Il est loin de se douter qu'il n'en reviendra pas avec le bateau : pris dans les glaces, l' "Endurance" dérive (en jaune sur la carte) et il doit être évacué, car la charpente du voilier, lentement broyée, craque et cède de partout. Il faut décharger les chiens et les vivres, trois baleinières, les tentes et traîneaux. Les vingt-sept hommes se déplacent et survivent avec leur matériel sur les floes en mouvement. Ils sont à 1200 millles de toute civilisation, sans radio. Nous sommes en 1915, l'évaluation de la position se fait au sextant avec un livre de tables, lorsque le soleil est visible. Les naufragés finissent par rejoindre l'île de l'Éléphant avec les trois canots, saufs mais isolés sur une terre inhabitée. Shackleton n'a d'autre choix que de risquer la baleinière "James Caird", avec cinq hommes, dans une traversée périlleuse vers la Géorgie du Sud. La coquille de noix est vulnérable dans ces mers terribles (trajet en bleu sur la carte), nous sommes dans les "quarantièmes rugissants", bien que cette mer de Scotia soit moins redoutable que le détroit de Drake (le capitaine Worsley refusa de l'affronter pour rejoindre au plus court l'Amérique du Sud). Il ne fallait pas manquer la terre sous peine de partir vers l'océan, sans salut possible. Après une navigation éprouvante, le, ils abordèrent du côté opposé à l'unique port de baleiniers : la traversée de l'île à pied, par les sommets enneigés, fut un autre exploit surhumain. Les rescapés étaient méconnaissables...
Le "James Caird" quitte l'île de l'Éléphant à la recherche de secours |
Shackleton mit en œuvre le sauvetage de ses équipiers restés sur l'île de l'Éléphant : après trois tentatives freinées par les glaces, il finit par disposer d'un remorqueur chilien dans l'attente du bon vouloir des autorités britanniques – c'était la guerre en Europe – et récupéra les hommes six mois après avoir quitté l'île dans le "James Caird".
Les vingt-huit membres de l'expédition furent saufs, un seul dut être amputé des orteils gelés (gangrène) pendant le séjour sur l'île. Il est évident, à la lecture du récit, qu'ils doivent leur salut à une organisation disciplinée et un moral solide entretenus par Shackleton qui a prouvé des qualités étonnantes de meneur d'hommes. S'il a douté et s'est cru perdu, il l'a toujours pris soin de le cacher et sut prendre les bonnes décisions. Fin psychologie, il a réparti ses hommes en fonction de leur caractère et s'est arrangé pour avoir de son côté les plus susceptibles de créer des troubles, inévitables dans ces circonstances extrêmes. Soulignons les capacités de marin du capitaine Frank Worsley sur lequel put s'appuyer le Boss et sans lequel ces hommes n'auraient sans doute jamais trouvé les routes justes.
Le livre raconte les détails de cette aventure incroyable et si je me suis permis de spoiler plus que de coutume, un simple coup d'œil sur les photos du volume en aurait fait autant. L'essentiel est dans les détails de la (sur)vie quotidienne de ces naufragés, objectivement rapportés par Lansing. Prenant, humain, héroïque.
Le glossaire des termes de navigation en fin de volume est utile mais incomplet. Enfin attention, certaines températures mentionnées par l'auteur sont en degrés Fahrenheit, sans indication : si le capitaine en second se réjouit dans son journal de passer Noël à 30°, lisez -1° centigrades...
Merci aux éditions des "Les Belles Lettres" et à Babelio.
La carte est incroyable!Le 'prévu' et le 'réalisé'...
RépondreSupprimerCe qui est également fascinant, c'est la distance parcourue alors que le bateau est immobilisé. Tout le pack bouge avec les courants et les vents.
SupprimerIls avaient heureusement du matériel pour une long périple sur l'Antarctique. Mais la nourriture a bientôt manqué : heureusement qu'il y avait phoques et pingouins... Puis leurs chiens !
Une véritable épopée ! On reste toujours ébahi devant la résistance du corps humain et sur ce que peuvent faire la volonté et le courage. Un récit passionnant, je n'en doute pas !
RépondreSupprimerLa volonté et le courage étaient bien servis par une organisation rigoureuse (répartir/épargner les vivres, repas à heures fixes, travail,...) sans laquelle la survie n'aurait sans doute pas été permise. N'oublions pas aussi des moments de spectacle improvisé, du chant, de la lecture à voix haute,... ont eu leur rôle.
SupprimerLe corps humain a tenu, certes, mais on n'a guère d'informations précises sur les atteintes physiques après ces mois rudes. Sinon des orteils gelés amputés et l'affaiblissement du cœur de Shackleton mentionnés dans le billet.
SupprimerIl paraît que lors de l'hivernage forcé du "Belgica" de de Gerlache, un membre mourut d'une crise cardiaque en raison, paraît-il, de sa peur de l'obscurité, un autre devint paranoïaque et croyait que tout le monde voulait le tuer ; un troisième devint hystérique au point d'en demeurer temporairement sourd et muet.
On ne vit rien de cela chez les explorateurs de Schkaleton.
C'est le genre d'aventure qui me scotche complètement ! il faut tellement de témérité pour se lancer dans l'inconnu, même avec les moyens nécessaires. Ce qu'on ne sait pas, en dehors des dégâts physiques éventuels, c'est de quelle manière cette expérience a transformé la vie de ces hommes, sans doute. On ne revient pas de ce genre d'expédition comme on en est parti.
RépondreSupprimerLa témérité est aidée par l'envie de réussir quelque chose qui apporte célébrité et argent : c'était le cas de Shackleton, homme ambitieux et déterminé.
SupprimerComme vous Aifelle, je regrette de ne pas pouvoir découvrir lire beaucoup de commentaires de ceux qui sont revenus de ça.
je n'ai pas lu celui là mais un plus ancien sur le même sujet : l'odyssée de l'endurance aux éditions Phébus c'est très ancien mais en bonne passionnée du nord et du froid j'avais beaucoup aimé
RépondreSupprimerj'avais admiré la ténacité de cet homme qui porta son équipe un bel exemple d'esprit de groupe et de courage
Je vais essayer de me procurer celui que vous évoquez, si je lis bien l'auteur est Shackleton lui-même et je suis curieux de découvrir son propre avis sur cette aventure.
SupprimerJe reviens! Pour dire que celui de Lansing est à la bibli dans une édition dite jeunesse, mais ça m'a l'air d'être le mêem texte. Et, joie, aussi celui de shackelton dont parle Dominique. Je suis fascinée par ces expéditions, et j'avoue avoir envie de découvrir comment ces hommes ont résisté grâce à des qualités certaines d'organisation.
RépondreSupprimerOh je crois qu'il n'y a pas deux versions du Lansing. La surprise est, de fait, celui de Shackleton, il m'avait échappé malgré tout ce que j'ai lu de cette expédition.
Supprimerj'ai déjà entendu parler de cette expédition, quel courage! et c'est bien que tous soient revenus. Je n'ose imaginer le désespoir de ceux qui sont restés sur l'île en attendant pendant 6 mois un éventuel retour de leur chef d'expédition.
RépondreSupprimerIls s'étaient constitués un abri en retournant un canot et vivaient là-dedans. Ils observaient la mer d'un sommet, dans l'espoir d'un bateau. Il est vrai que ce rôle passif n'est pas plus enviable que les risques encourus par le peloton détaché vers un salut aléatoire.
SupprimerAu musée de l'OCéan à BTZ, il y a une section qui lui est consacré. Evidemment, la lecture me tente beaucoup, surtout depuis mon amour récent pour les récits de voyage
RépondreSupprimerC'est un fameux voyage qui a failli très mal tourner. Pour les récits de voyage,voyez surtout Keisha. Bon week-end.
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