3 mars 2018

Noël 1833

Traduit de l'italien par Christophe Carraud.

Alessandro Manzoni, écrivain italien majeur du 19e siècle, jette désespérément dans un carnet l'ébauche d'un poème à Dieu: "Oui, comme tu es terrible...". C'est Noël, nous sommes en 1833, son épouse Enrichetta agonise et mourra quelques jours plus tard. Le poète tentera d'étoffer deux ans plus tard les vers de ce "Noël 1833qu'il ne termina jamais
Voilà les documents dont l'on dispose : deux ébauches de poèmes et quatre lettres de Manzoni où il mentionne la disparition de sa femme et, un peu plus tard, de sa fille aînée. 

De là, Mario Pomilio ("Le cinquième évangile") livre un texte magnifique, où il mêle histoire et invention. Manzoni est profondément croyant, l'épreuve qu'il traverse éprouve sa foi et l'enferme dans une révolte muette. Sa mère, Giulia, s'est liée avec une jeune visiteuse de la famille, Mrs Clark, qui éprouve, sans se l'avouer, sinon une flamme, tout au moins un penchant pour l'écrivain étrangement distant. Cette dame écrit à la mère que l'apparente froideur d'Alessandro lors des funérailles est l'objet d'indignation chez une certaine marquise. Giulia prend la plume pour tenter d'expliquer à son amie ce qu'elle sait de son fils. Le récit alterne des passages de cette lettre fictive et les observations d'un narrateur, rédigés d'une écriture précise et raffinée. 

Ébranlé par la disparition de son épouse, Alessandro Manzoni, prisonnier de la foi, s'interroge sur la douleur du monde malgré Dieu et remet en cause son édifice intellectuel d'artiste. Il est au bord de deux blasphèmes, le reniement ou l'échec de Dieu. Ce conflit théologique intérieur peut sembler inactuel, la rigidité spirituelle de cet homme pieux nimbé de sainteté peut agacer, mais ces austérités sont tempérées par les mots de Guilia à Mrs Clark. Affectée par la souffrance de son fils, elle manifeste une compassion éclairée et une piété réaliste. 

"Je peux me tromper, mon amie, avec ma piètre religion, à laquelle j'ai l'impression de recourir, à certains moments, comme on allume une lampe, surpris par l'effroi, pour ne plus voir la nuit. Pourtant ne croyez-vous pas, vous aussi, qu'une foi peut devenir terrible si, pour attirer vers ses hauteurs, elle ne nous aplanit pas, mais les élève encore?"


La gravité du thème du roman (ce mot me semble si peu approprié ici) ne saurait ternir l'éclat de son écriture. Ce qui ne gâche rien, l'objet-livre des éditions de la Revue Conférence est délicieusement réalisé. Les alexandrins choisis par Mario Pomilio en épigraphe me semblent, une fois n'est pas coutume, refermer adéquatement ce compte-rendu. 

Car c'est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner de notre dignité
Que cet ardent sanglot qui roule d'âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité.
Baudelaire


10 commentaires:

  1. Epreuve du deuil et remise en question, voilà un sujet grave que nous n'abordons plus avec les mêmes mots qu'au XIXe, sans doute. L'édition semble à la hauteur.

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    1. Il y a deux "Noël 1833", l'ébauche de Manzoni et celui de Pomilio, son roman de 1983. Si le sujet est inactuel, j'ai trouvé en effet le texte très réussi.

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  2. ah ça c'est passionnant, transformer ce matériau en roman n'a pas du être simple
    je lis en ce moment un livre sur les Amish dont la foi gouverne totalement l'existence, c'est quelque chose qui me fascine moi qui suis incapable de croire à quoique ce soit
    j'aime ce genre de livre qui interroge fascine surprend
    je ne connaissais de Manzoni que les Fiancés et j'avoue que cela m'avait un rien ennuyé

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    1. Je suis dans votre cas, les vrais croyants m'intéressent, vus de l'extérieur, si j'ose dire. La foi n'appartient pas à la raison, ni à la volonté.
      Le conflit intérieur de l'écrivain italien imaginé par Pomilio m'a de fait fasciné. Et agacé, parce que je comprends mal que cet homme ait tant de difficultés à mettre Dieu en cause.

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  3. je suis toujours étonnée des discours des croyants au moment de la mort de leurs proches. Je ne les trouve pas très convaincants et, parfois ils ne sont pas convaincus ils m'intéressent, alors, beaucoup plus.

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    1. Si je vous comprends, vous ětes intéressée par les tièdes ? Pour ma part, je conçois mieux le doute que la certitude en ces domaines.
      Bonne semaine Luocine.

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  4. Deux poèmes et 4 lettres, c'est peu et beaucoup à la fois.
    Comme Dominique, les récits et/ou écrits basés sur un grande foi m'intéressent, quoique j'essaye de comprendre depuis des années et n'y arrive pas trop...

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    1. Comprendre ce qu'on ne vit pas est difficile, évidemment, c'est la même chose pour un lien mère/enfant. Encore que dans ce dernier cas, on sait où naît l'attachement, alors que pour la foi religieuse...

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  5. Une belle idée, qui semble s'être incarnée de manière tout à fait convaincante ! Comme Dominique, je n'ai lu que 'Les Fiancés" de Manzoni, mais, par contre, j'en garde un bon souvenir.
    Bonne semaine à vous.

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    1. C'est le roman le plus célèbre de cet auteur italien.
      Aujourd'hui, je ne (re)lis pas beaucoup d'auteurs du 19e siècle, ils m'intéressent davantage via ce genre de travail plus contemporain. Je viens de vérifier, les deux derniers auteurs de ce siècle récemment lus sont Henry James et Ambrose Bierce, cela remonte quand même à plus d'un an pour Bierce...! (Je ne tiens pas compte de Schopenhauer vu à travers Rosset).
      À bientôt Annie.

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