29 mai 2018

La grimace est plus belle


"Il ne faut pas rire mais comprendre", disait Spinoza. Ce qui n'empêche pas de rire de ce que l'on a compris.

Le sourire du jeune homme en couverture (par Antonello de Messine, vers 1470) illustre bien ce livre instructif et récréatif: les philosophes sourient mieux d'un air entendu qu'ils ne rient grassement. Car il faut rire silencieusement de nous et du monde humain, de nos passions dérisoires, de nos craintes de la mort et des dieux,  de notre volonté illimitée de jouissance dans un  corps et un temps finis.  L'alliance du tragique et du rire est nécessaire. 

Philippe Arnaud traque furtivement l'hilarité chez une trentaine de philosophes, trois-quatre pages chacun, rappelant furtivement des traits de leur pensée, de quoi éveiller une approche plus fouillée si affinités. Afin d'échapper au ton scolaire, l'auteur agrémente le propos de plaisanteries personnelles plus désopilantes que ce que l'on trouvera comique chez les philosophes. Il décrit Kant solitaire, hypocondriaque, chaste et célibataire toute sa vie, profil "pas vraiment porteur sur des sites de rencontres tels Meetic ou Attractive World". Arnaud voit cependant un rire radical dans la pensée de l'Allemand lorsqu'il affirme que penser n'est pas un droit mais un devoir. Même perception dans la morale kantienne où le désintéressement n'existe pas, de sorte que, "proposition énorme et furieusement drôle", aucune action morale n'a jamais été accomplie en ce monde. 

De Pascal, qui trouvait risible la vanité des hommes, Philippe Arnaud écrit "Comparé à Descartes, Pascal ferait presque figure de joyeux drille."
Pour Freud – en allemand le mot d'esprit est Witz, qui surgit comme Blitz, l'éclair – les plaisanteries ont un point commun avec le rêve ("Le mot d'esprit et sa relation avec l'inconscient"). 
L'hermétique Lacan, continuateur de Freud, a osé un jour "La femme n'existe pas" : son mot visait l'article «la», évidemment. Le même disait que "La psychanalyse est un remède contre l'ignorance. Elle est sans effet sur la connerie". 

Et puis de belles visions, le temps selon Saint-Augustin, simplement, : "La seule chose «palpable» dans le temps, c'est qu'il est ce trait d'union entre passé, présent et avenir. Il y a, en quelque sorte, trois présents. [...]  l'éternité n'est pas un présent qui dure toujours, c'est un présent qui ne passe plus : une forme de plénitude."  

Et si vous n'avez pas encore ri, au chapitre sur Hobbes, deux plaisanteries de présidents des États-Unis, du temps où ils avaient de l'esprit. 
Reagan, lors de la guerre froide : "Trois chiens, américain, polonais et russe, parlent ensemble. L'Américain dit: - Quand tu aboies, ici on t'apporte de la viande. Le Polonais dit : - C'est quoi, la viande ? Le Russe demande : C'est quoi aboyer ? "
Obama : "Je respecte vraiment la presse. Mon job est d'être président des États-Unis. Le vôtre est de me forcer à rester humble. Franchement, je trouve que je fais mieux mon job que vous."

Il est même possible de rire avec Schopenhauer, Philippe Arnaud rappelle que "Samuel Beckett faisait du Schopenhauer dans le texte lorsqu'il écrivait : «Quand on est dans la merde jusqu'au cou, il ne reste plus qu'à chanter.» "

David Hume pour conclure, beaucoup apprécié pour prendre le sens commun à rebrousse-poil : "La philosophie est nécessaire mais pas suffisante. Il faut l'assaisonner avec de l'humour."

Étonnant, non ? 

10 commentaires:

  1. Voilà un ouvrage qui doit être instructif tout en étant drôle ; deux raisons de ne pas s'en priver.

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    1. L'atout du livre est de glisser des idées philosophiques très pertinentes entre deux sourires. Exemple : l'affirmation de Berkeley selon laquelle la matière n'existe pas, malgré les protons, neutrons et quarks. Il n'est de réalité que tangible, c'est-à-dire que ce que nous percevons; si l'on essaie d'isoler l'idée de matière de nos perceptions, rien de sûr. Malgré Descartes et sa cire qui fond.

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  2. "L'alliance du tragique et du rire", j'ai appris ça avec Beckett et Ionesco (des rires différents). Un livre pour attirer ceux qui ont peur de s'ennuyer avec les philosophes ?
    J'aime ce sourire "d'un air entendu" sur la couverture.

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    1. Oui, pour attirer vers la philosophie : en introduction, P. Arnaud affirme vouloir «instruire en s'amusant» et il y arrive. Notez que le revers de cela est qu'on peut croire que la «vraie» philo est amusante. J'ai été attiré par le côté non-sense de philosophes anglais (Hume, Berkeley) mais ne serait-ce que la lecture de leur notice Wikipédia dissipe toute rigolade !

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  3. Quelle bonne façon d'aborder la philosophie : profondeur et légèreté ! Je suis partante. Oui, le sourire de la couverture est parfait : intelligence, tendresse, distance et ironie. De quoi bien vivre sa vie.

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    1. Avoir de la tendresse pour la vie, tiens, c'est une jolie façon de voir les choses. Merci.

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  4. Oh, voilà un livre qui devrait être dans les mains de tous. La philosophie semble souvent si rébarbative que la mettre au niveau du rire- par exemple- est un excellent biais pour l'aborder.
    Merci beaucoup.

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    1. Certains philosophes sont très rébarbatifs pour le profane que je suis, et la plupart le sont lorsqu'il s'agit de lire leurs œuvres originales. Beaucoup d'ouvrages pédadagogiques (de vulgarisation) les mettent à la portée de tous, je trouve, mais cela reste un domaine oû le questonnnement et la réflexion son perpétuels, donc qui demande application et affinités.
      Vous le dites bien, le biais du rire est une bonne manière d'amorcer les sujets.

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  5. Ca a l'air intéressant. Mais ça fait des années que j'ai le rire de Bergson à lire. Je vais commencer par là...

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    1. C'est aussi amusant qu'intéressant.
      Quant au "Rire" de Bergson, sans vous décourager, je l'ai acheté et l'ai entamé avant de m'arrêter après la présentation oú ses auteurs évoquent "un essai qui peut paraître daté". Bergson y délaisse le comique qui peut déplaire aux honnêtes gens, ce comique noir, absurde ou cynique auquel je suis sensible.
      Ceci dit, cela reste Bergson et vaut le détour.

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