23 juin 2018

Le rien, objet du désir

[Daniel Arasse observe le tableau "Le verrou" de Fragonard" dont la moitié gauche n'est que drapés aux formes érotiques suggestives dont la verbalisation se teinte nècessairement de vulgarité.]

Je suis donc confronté à l'innommable, non parce que la peinture est dans l'indicible, ce qui impliquerait une notion de supériorité, mais parce qu'elle travaille dans l'innommable, dans l'en-deçà du verbal. Et pourtant, ça travaille la représentation, mais dès que je la nomme, je perds cette qualité d'innommable de la peinture elle-même. C'est là un des ressorts de la passion des historiens de l'art pour la peinture. Car un historien discourt, produit des mots. Il fait un procès-verbal de la peinture, donc de ce qui échappe à tout procès-verbal dans les deux sens du terme : la peinture échappe au processus verbal et au procès-verbal que l'on dresse. Le résultat de cet innommable de la peinture, dont le tableau de Fragonard me paraît un parfait exemple, est que la peinture est constamment dans un statut d'objet du désir. Je choisis comme objet d'étude d'écrire ou de parler sur la peinture, qui est précisément ce qui échappe à l'écriture et au discours. La peinture reste donc objet du désir : plus j'en parle, plus je serai amené à en parler. C'est inévitable. Chaque fois que j'en parle, je la restaure comme ce qui échappe à ce que j'en dis ! Je me suis même demandé si cette fascination pour la peinture n'avait pas à voir avec quelque chose de l'ordre du regard enfantin. Baudelaire dit qu'il faut regarder les choses en nouveauté, qu'il faut les regarder en enfance, c'est-à-dire avec ce regard qui se situe avant le langage, celui où l'on ne peut qu'imaginer (puisque l'enfant ne dit rien). C'est un regard qui appartient au moment où le réel est encore du réel et n'est pas devenu monde. C'est encore un flux, un continu sans ruptures, sans découpes, sans grilles mises par les mots, qui viendront nommer le flux et organiser progressivement le réel en monde. J'ai le sentiment que la fascination pour la peinture, le fait qu'elle ne soit pas dans le procès-verbal et que la couleur soit du continu, a quelque chose à voir avec cela. L'idée me tente, car elle explique aussi pourquoi l'historien de l'art accumule les détails iconographiques, les thèmes, et va par la suite rechercher tous les sens possibles du thème qu'il étudie.


Le verrou - Fragonard (1777)

8 commentaires:

  1. "Je choisis comme objet d'étude d'écrire ou de parler sur la peinture, qui est précisément ce qui échappe à l'écriture et au discours." Ce défi n'est pas rien ! Je me souviens d'une visite scolaire au Centre Pompidou où la conférencière n'est jamais arrivée : quelle difficulté de discourir de ce que j'aimais regarder, même devant des oeuvres que j'aimais beaucoup mais que je n'avais jamais "verbalisées".

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    1. Je crois que commenter des images relève plus de l'intellect que des "sentiments" qui nous les font aimer.
      Mon intérêt pour ce que vous appelez « lectures » de tableau remonte à l'âge 12-13 ans, au début des humanités, quand le prof de dessin a placé devant nous une reproduction du "Fifre" de Manet. Qu'allait-il nous ennuyer avec ce joueur de pipeau ? Une demie heure après, j'étais conquis et ne voyait plus le même tableau !
      Ce professeur n'avait sans doute pas tenu des propos aussi pointus que D. Arasse, mais il nous avait montré un chemin que je reprends de temps en temps, comme celui de ces captivantes histoires de peinture.

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  2. Je ne sais pas très bien "lire" un tableau, d'autant que je n'ai pas suffisamment de culture pour le faire scientifiquement. Je préfère cela : dire son émotion.
    Je note ce livre sur mon petit carnet de bibliothèque.
    Merci.

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    1. Je n'ai guère de culture en histoire de l'art et suis heureux d'en recevoir un peu de spécialistes tels que Daniel Arasse. J'espère que vous y trouverez un égal bonheur!

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  3. Ado j'ai suivi des cours de dessin et de peinture. J'ai copié quelques tableaux dont la Vue de Delf de Vermeer...une bien pâle copie qui me fait rire aujourd'hui de mes vanités de jeunesse, vite abandonnées.
    Les écrits de Daniel Arasse, je ne m'en lasse pas.

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    1. C'est vous qui m'avez indiqué Daniel Arasse à l'occasion de ma chronique d'un livre de Goffette sur Bonnard. Un excellent tuyau.
      J'ai aussi tâté de la peinture, quelques aquarelles chez moi et des amis, mais j'ai tendance à me disperser beaucoup dans les passe-temps...

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  4. La peinture comme objet de désir...oh oui.
    Après la première émotion (ou pas), j'aime beaucoup analyser les tableaux; leur composition, les lignes et points de fuite...et ceci depuis mes 20 ans quand ma soeur étudiait l'Histoire de l'Art et m'expliquait, divisait les tableaux en quartiers ou triangles.
    Ce livre est fait pour elle, je le lirai avant de lui envoyer;-))

    Merci Christian, bonne journée.

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    1. Oui l'émotion, difficile à verbaliser (je me fais cette réflexion devant la poésie et pas plus tard que tout-à-l'heure sur E&I).
      Votre sœur connaît peut-être déjà ce critique et historien d'art, qu'importe, profitez-en bien !

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