2 octobre 2018

Science : contrefaçon et intuition

Le journal "Le Monde" dénonçait récemment la gangrène de la fausse science. 

Source: Savina & Sterligov, 2016, cités par Le Monde (INRS)

Depuis une dizaine d'années, des sociétés peu scrupuleuses créent de fausses revues scientifiques qui acceptent de publier, moyennant finance, des travaux carrément frauduleux ou fantaisistes. Pas moins de 10.000 revues font une science «parallèle» et trompent les administrations publiques, les entreprises et parfois les scientifiques eux-mêmes, car leurs comptes rendus de recherche ne sont pas soumis à la «revue par les pairs» (contrôle de qualité).

Le même mécanisme existe pour les conférences scientifiques : des parodies de conférences où il ne vient quasiment personne sont amorties par deux ou trois inscrits qui paient des frais élevés de participation. Tous les participants n'en sont pas des victimes : c'est un moyen de voyager aux frais de l'institution ou du laboratoire (souvent publics) qui les finance.

L'article cite les maisons d'édition Omics et Science Domain (Inde), Waset (Turquie) ou encore Scientific Research Publishing (Chine). 

"De la diffusion de fausses informations à la promotion de médicaments en passant par l'activisme climatosceptique ou antivaccin, voire simplement la volonté de gonfler artificiellement un CV : les motivations des chercheurs sont nombreuses."

La quantité d'articles douteux dans le monde aurait été multipliée par huit de 2010 à 2014 (50.000 à 400.000). On pointe le Kazakhstan (50% de production douteuse en 2013), l'Indonésie (32% en 2015), ces chiffres étant toutefois en baisse. Les pays européens sont en dessous de 1%. Chine et Iran imposent depuis peu des règles limitant le recours à ces éditeurs.

Deux phénomènes ont nourri l'essor de ces revues suspectes :
  • Depuis une vingtaine d'années, pour offrir un accès libre (gratuit) aux résultats de recherche, on a assisté à la création de revues de qualité qui reposent sur le principe du «publieur-payeur»: l'institution des chercheurs paie à la revue les frais de publication; en contrepartie, celle-ci s'engage à ne pas faire payer l'accès aux travaux publics. Car il faut savoir que les revues scientifiques «classiques» commercialisent à des prix élevés les articles qu'elles publient, prospérant grâce à la recherche publique. Les éditeurs «prédateurs»  ont détourné le principe du «publieur-payeur» en faisant paraître avec complaisance des article non expertisés.
  • Le travail des chercheurs est de plus en plus jugé sur des critères quantitatifs et non qualitatifs : publier toujours plus, de plus en plus vite, et donc de plus en plus mal.
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Le magazine "Imagine - Demain le monde" (mars-avril 2018) s'intéresse à l'importance de l'intuition dans le domaine scientifique.

Nous avons aujourd'hui conscience des limites d'un monde qui se croyait illimité et de désastres écologiques. Constatant, dès 1985, que le rythme des catastrophes était plus rapide que les lents progrès scientifiques, le biologiste Michael Soulé souleva alors une question épistémologique : "il faut agir avant de connaître tous les faits ; les disciplines de crise sont donc un mélange de science et d’art, et leur poursuite exige l’intuition ainsi que l’information".
Est-ce une démarche scientifique alors que la communauté des sciences est habituée à prendre des décisions sur base de données rationnelles, objectives, quantifiées et sans affect ?

"Les menaces globales comme le changement climatique, le déclin de la biodiversité, la déplétion des ressources naturelles ou la volatilité des marchés financiers sont devenues extrêmement complexes à tel point que les chercheurs les appellent des «problèmes pernicieux». En effet, le nombre de variables en jeu et d'interactions entre celles-ci sont si importantes qu'il est devenu impossible de se faire une image réaliste et complète de ce qui se passe. Il est donc impensable de vouloir les maîtriser, et il faudra s'y faire. Nous devons avancer les yeux bandés. Pas le choix, l'intuition doit devenir notre alliée."

L'article mentionne deux types d'intuition :
  • L'expertise automatisée est celle qui accélère des tâches dans des conditions familières: conduire une voiture sans y penser par exemple.
  • L'intuition holistique est "un jugement, un choix que l'on fait à partir d'une synthèse inconsciente d'informations issues de diverses expériences" (via tous les sens). Elle est créative et utile devant une situation inconnue et imprévisible.

Sources :
"Le Monde" du 20 juillet 2018: "Alerte au business de la fausse science" - Stéphane Foucart et David Larousserie.
"Imagine - Demain le monde" (mars-avril 2018) : "L'intuition pour penser les catastrophes" - Pablo Servigne et Raphaël Stevens.

11 commentaires:

  1. Réponses
    1. Le second constat est moins déplorable que le premier, mais il s'agit, sans tomber dans le catastrophisme, de la réponse à une grave situation d'urgence.

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  2. Très intéressant, et en même temps impressionnant : comment s'informer vraiment aujourd'hui ? Comment être sûr des informations lues même dans des revues ou journaux dits de référence ? Il y a eu sur France Culture une série d'émission sur la science de l'ignorance, passionnante.

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    1. C'est un sujet crucial à l'ère de l'information surabondante et rapide.
      Même dans les médias "sérieux", il faut tenir compte de tendance politique, idéologique. Et le problème de publications à but purement lucratif n'arrange rien.

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  3. un article qui doit faire réfléchir beaucoup de scientifiques et les gens comme moi qui sont incapables de démêler le vrai du faux en la matière

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    1. Si les scientifiques eux-mêmes sont abusés, a fortiori nous sommes vite dupés...

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  4. Quel scandale ! Il faudra donc une liste noire des revues faussement scientifiques, comme cela semble se faire (pays cités). Le dernier paragraphe sur "l'évaluation par les pairs" dans Wikipedia n'est pas encourageant, là aussi la fraude existe.
    J'aime beaucoup cette place donnée à l'intuition, qui participe, je pense, au progrès de la science et je reprends votre citation en ce sens : "il faut agir avant de connaître tous les faits ; les disciplines de crise sont donc un mélange de science et d’art, et leur poursuite exige l’intuition ainsi que l’information".

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    1. À mon avis, une part d'intuition a toujours guidé les découvertes scientifiques. Celle pour laquelle il faut opter aujourd'hui est dictée par l'urgence et il y a trop de paramètres à intégrer.
      Considèrons, par exemple, les prévisions météorologiques : elles ne sont toujours pas très fiables à 24h dans une maille de 10km sur 10, malgré les moyens informatiques et données récoltées : on imagine la part d'«intuition» dans le bulletin des prévisionnistes quand on leur demande d'être géographiquement très précis.
      S'il faut intégrer changements climatiques, marchés financiers, biodiversité etc... on mesure les difficultés rencontrées par la science pour proposer des mesures rationnelles et efficaces pour préserver l'avenir de la planète.
      Comme vous, j'aime la part d'intuition dans nos vies, ce côté "prodige". Je croyais avoir fait un billet sur le sujet, je ne le retrouve pas, pourtant j'ai lu sur ce thème.

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    2. Liste noire : la chasse est ouverte par les bases de données reconnues...
      À l'initiative de médias internationaux, une base de données d'articles et conférences douteux existe.

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  5. C'est navrant, surtout le premier constat et d'autant plus dangereux qu'il n'est possible à quiconque aujourd'hui de maîtriser l'ensemble des domaines scientifiques. Alors comment faire confiance ?

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    1. J'imagine que les spécialistes, les gens de métier, les chercheurs ont plus d'intuition que nous pour "sentir" les publications douteuses. Le monde scientifique réagit mais c'est navrant de voir qu'il faille dépenser de l'énergie à cela, qui n'est que profit personnel peu reluisant.

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