29 novembre 2018

Au-delà du centenaire


Bien qu'il se passionne depuis toujours pour la Première Guerre mondiale, Gian Laurens n'est pas historien : ingénieur et socio-psychologue, chercheur en sciences humaines (selon les rares informations sur la Toile). Les propos de "14-18 La réalité cachée" ne suivent pas un cheminement chronologique ni une apparente cohérence : "Il y a pourtant dans ces miscellanées, un fil d'Ariane, la Grande Guerre, et un esprit fédérateur, à savoir mon intention de traiter de ce que j'ai trouvé dans ce conflit de particulièrement inepte, injuste, étrange et souvent négligé par beaucoup [...]." Ce travail s'appuie sur une bibliographie imposante détaillée à la fin, une bonne centaine d'éléments.

"Monument écroulé, que l'écho seul habite
Poussière du passé, qu'un vent stérile agite."
(LAMARTINE, "Méditations")

Malgré le respect qu'il faut, dans un silence recueilli, manifester pour ceux qui se sont sacrifiés, ou qu'on a sacrifiés, l'heure est aussi de dire ce que taisent les monuments à la gloire des disparus : l'impréparation de l'armée française en retard d'une guerre (qui serait chronique pour l'auteur),  l'impéritie des généraux, l'intransigeance extrême de Clemenceau qui aurait suscité l'esprit revanchard des Allemands. La France ne s'est jamais remise de la Grande Guerre, affirme Gian Laurens. L'Europe non plus. Ces vues peuvent paraître faciles, après coup, trop dures envers ceux qui ont «fait leur possible», «fait leur devoir», mais ces développements ne manquent pas d'éclairer, en dépassant des tabous. 

Il convient d'être sélectif dans le compte-rendu d'un ouvrage de trois cents pages. Laissons de côté les navrantes "extases cocardières", l'ultranationalisme soudain des plus pacifistes en 1914, les erreurs d'armement et d'équipement,  les réflexions politiques sur le morcellement européen après 1918 (toujours en cours), les Russes décisifs à l'est (douze millions d'hommes), les maux nouveaux (obusite, gueules cassées,...), l'apanage allemand des atrocités, la grippe espagnole, tous sujets bien approfondis par le livre, pour ne retenir que deux aspects.

© Paul Reed

Le rôle des femmes est méconnu et surtout non reconnu. Rôle de substitution joué par les épouses, filles et parentes d'agriculteurs, par les isolées obligées de travailler pour vivre. L'Appel aux françaises lancé par René Viviani en août 1914 signe l'urgence et exhorte les femmes: "... il n'y a pas dans ces heures graves, de travail infime". On n'enregistra pas de pénurie dans la production ni disette majeure dans la consommation durant le conflit. Cela ne valut aux femmes aucune reconnaissance officielle, il faudra attendre l'implication féminine dans la Résistance durant la deuxième Guerre Mondiale pour que leur rôle actif soit évoqué. Au contraire, en 1919 c'est la glorification des valeurs viriles et les incantations natalistes (repeupler!) qui les incitent à rester mères au foyer avec de nombreux enfants:  "... on ne reconnaît pas que la victoire de 1918 est aussi celle des femmes qui ont tenu l'économie de guerre à bout de bras pendant plus de quatre ans". Quand les canons se sont tus, elles furent licenciées sans préavis ni indemnités et soupçonnées d'avoir été licencieuses dans leur esseulement.
Mais les femmes de 1919 ne sont plus celles de 1914, l'avenir le montrera.

L'alcool: "... si les soldats étaient restés sobres, la guerre aurait-elle duré si longtemps ?" Les abondantes vendanges du Midi dans les années précédentes facilitèrent le recours au vin, parfois de manière officieuse et mêlé à des alcools forts. Joffre et Pétain ont  salué le rôle du "Père Pinard" car ils y voyaient un auxiliaire intéressant. Les soldats auraient pu y voir l'inconvénient de faire ce dont la lucidité les écarterait... Suivant François Cochet ("Guerres et conflits contemporains", 2006), il serait simpliste de penser que le soldat combat grâce au vin, il y a d'autres raisons: grandeur et défense de la patrie (chez les intellectuels surtout), sens du devoir, camaraderie de tranchées, fidélité aux morts. 
Ambivalent et hypocrite, l'état-major ne trancha jamais entre avantages et inconvénients de l'alcoolisation. Ainsi devant les désertions provoquées par l'alcool, il fut spécifié que le soldat saoulé pour se rendre incapable de servir serait davantage puni que l'ivresse involontaire. Cette disposition ne fut jamais appliquée, car techniquement insoluble.    
La quantité de vin réquisitionné s'élève à quatre millions de litres par jour ! Impossible d'en déduire une consommation individuelle, car une partie officieuse non répertoriée alimente les soldats au repos. 
L'alcool fut aussi intensément présent du côté allemand comme l'attestent flasques et cruchons retrouvés : "On veillait soigneusement à ce qu'il n'y ait jamais rupture de stock". 
Gian Laurens conclut à ce propos: "...on doit reconnaître que, finalement, il y eut pour l'état-major plus d'avantages pour conduire dans l'instant sa guerre, que d'inconvénients qui furent différés après le conflit et délégués à la société civile": parmi ceux-ci, l'alcoolisme qui, par contagion, s'étendit aux non anciens combattants.
© Michel Lafont
Autre constat, avec la Grande Guerre, advient une transformation culturelle majeure, le vin devient boisson de tous les Français, ou presque, et parallèlement, la langue française voit une unification nationale suite à la régression des parlers régionaux.

Un chapitre concernant le consentement à la guerre, "massif et tacite", des mobilisés reprend les mots de la Boétie sur la servitude volontaire extrême: "c'est le peuple qui s'asservit, qui consent à son mal" (1546). Ce constat troublant qui voit les humains, oublieux de leurs intérêts, se soumettre à la volonté d'un seul ou de quelques maîtres peut s'apparenter à la «peste émotionnelle» analysée par Wilhelm Reich dans "La psychologie de masse du fascisme" (1933). Dans ce contexte, Gian Laurens considère deux travaux plus récents, l'immanquable Henri Laborit avec "L'inhibition de l'action" (1979) et "La soumission librement consentie" (1998), de Beauvois et Joule.

Je n'ai pas adhéré à tout dans cette étude. Des chercheurs tentent d'établir des différences culturelles sur la perception du temps et de l'espace entre Allemands et Français, mais ces travaux portent sur des faits plus récents que la Grande Guerre. Les extrapolations faites dans le livre envisagent que polychronie, rythmes inconsistants, attentes prolongées seraient plutôt français, alors qu'organisation rationnelle et capacité à relativiser les ordres seraient plus allemands. (Edward et Milfred Hall). 

Revenons un instant à ce monument que "l'écho seul habite", les vers de Lamartine plus haut. Devant cette "poussière qu'un vent stérile agite", devant ce calme, cette paix, ce recueillement, nous ne comprenons rien de la guerre, et ceux qui l'ont faite voudraient sûrement qu'on sache ce qu'ils ont vu. Pourquoi pas – et c'est l'extrait à venir – de vrais monuments de l'authenticité ?

10 commentaires:

  1. intéressant une référence à garder
    A la suite de ma lecture de Guerre et Térébenthine de Hertmans j'ai pris note de plusieurs livres sur le sujet à lire à petite dose je vais ajouter celui là je pense que ma bibli doit l'avoir

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    1. Je ferai l'inverse, aller vers ce titre de Hertmans que je n'ai pas encore lu.
      J'ai entendu un historien belge sur 14-18 en télévision (RTBF) qui ne partage pas les vues de Laurens quant au conséquences néfastes (punitions) du traité de Versailles (Clemenceau). C'est intéressant de comparer les avis.

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  2. Mais ça m'a l'air passionnant! Je connaissais ce rôle des femmes, essentiel pendant la guerre, mais ensuite priées de retourner dans leurs foyers... Pour la langue aussi.
    Mais la nouveauté, c'est cette histoire de vin (et d'alcoolisme)

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    1. Les deux éléments sur lesquels j'ai insisté m'étaient peu connus, en tout cas de manière aussi insistante que dans ce livre critique et vraiment passionnant. Je ne suis pas très "histoire" et ce genre d'ouvrage m'en imprègne et fait creuser les sujets. Ainsi je vais me procurer l'essai de Joule et Beauvois sur la soumission consentie.

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  3. "La réalité cachée" semble être intéressant, mais parle-t-il des raisons "cachées" qui ont abouti à ce carnage? L'historien J.Pawels a écrit un livre sur le sujet: « 1914-1918 : la grande guerre des classes »
    https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-anselme/blog/101114/1914-1918-les-vraies-raisons-de-la-boucherie

    Sa thèse rejoint ce que tentait de démontrer un autre historien, Henri Guillemin dans "Nationalistes et nationaux" paru en 1974, qui, archives à l'appui, montrait l'acharnement des britanniques et des français a empêcher une "entente" possible demandée par Guillaume II dans plusieurs télégrammes, même à quelques jours du début des hostilités.

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    1. Si je précise en début de l'article que l'auteur n'est pas historien, mais plutôt un homme orienté vers la psychologie, la sociologie, l'ingénierie, etc..., c'est précisément dans le dessein de ne pas en attendre ce que vous avancez et qui ouvre davantage un champ (géo)politique et social propice à l'analyse des causes historiques du conflit.
      Ce que déclare J R Pauwels est brièvement évoqué (freinage par la droite des mouvements sociaux) à l'évocation de l'assassinat de Jaurès. Il est clair aussi que la "logique mortifère des rivalités impériales"(je reprends l'expression du "Manuel d'histoire critique" du MD) est à la source du conflit. Quant aux classes sociales, elles sont vues divisées même dans les tranchées par Gian Laurens.

      "14-18 La réalité cachée" se penche sur des faits parfois très matériels, comme les animaux morts au combat, les types de canons en présence dans les deux camps, la couleur inadéquate des uniformes français au début, l'organisation supérieure des tranchées allemandes, etc. L'aspect politique est principalement vu à travers les conséquences de Versailles et le dépeçage de l'Allemagne.

      Anecdote citée dans le livre : le Tsar Nicolas II et le Kaiser Guillaume II sont tous deux petits fils de la reine Victoria et cousins et s'écrivent en signant Nicky et Willy.... La guerre, ce sont des gens qui ne se connaissent pas et qui se massacrent, pour des gens qui se connaissent et ne se battent pas (Paul Valéry a dit quelque chose de ce genre).

      Merci pour l'article sur Mediapart.

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  4. Vous savez que j'écoute beaucoup la radio et ce rôle des femmes a été évoqué plusieurs fois dans "la fabrique de l'histoire". J'ai déjà lu quelque chose aussi sur l'alcoolisation. Ce livre a l'air très dense et d'aborder pas mal d'aspects.

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    1. Le "réalité cachée" du titre (choix d'éditeur sans doute) n'est pas trop bien choisi, au fond. Quoiqu'il prenne sa valeur en considérant l'extrait d'aujourd'hui au sujet des monuments.
      Dense, oui, comme l'auteur le dit en introduction, ce sont des miscellanées sur la guerre 14-18.

      La radio et les émissions intelligentes me posent ce problème : je l'écoute dans ce que j'appelle mon atelier, où je bricole mes maquettes d'avion. En faisant ça, pas toujours facile d'avoir la disponibilité d'écoute (la concentration est requise ailleurs) pour des émissions intéressantes comme sur France-Culture. D'où mon choix de stations plus légères, jeux et musiques.
      J'essaie de me rattraper dans les livres :-)

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  5. Un livre qui semble bien passionnant. Beaucoup de ses réalités sont de mieux en mieux connues, je pense, dès que l'on veut bien s'intéresser d'un peu plus près à cette période.

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