22 novembre 2018

Cote vacante

"Je préfère ne pas penser à cette cote creuse, ça me fait peur."

Dans la classification Dewey (CDD), les rayonnages numérotés 400 sont consacrés aux livres sur les langues (linguistique, langue anglaise, germaniques, etc.). Or, dans cette bibliothèque qui utilise la Classification Décimale Universelle (CDU), les langues ont été déplacées en littérature (cote 800) : "Qu'a-t-on mis à leur place ? Qu'a-t-on mis ? Rien. Ce qui fait que la cote 400, en ce moment, est inoccupée, vide. Vous êtes d'accord, c'est une ineptie. Moi, cela me donne le vertige, cette cote vacante. Qu'est-ce qui viendra l'occuper ?"

"La cote 400" c'est aussi, de façon imagée, la déréliction de cette bibliothécaire trop seule, affectée aux rayons de géographie, qui débite un monologue dévorant de soixante pages auquel nous convie Sophie Divry : portrait drôle et cinglant d'une femme érudite et frustrée. Avant l'ouverture de la bibliothèque, cette archiviste un peu névrosée découvre une personne endormie qui y a passé la nuit. Le squatteur (ou la squatteuse, je n'ai pas souvenir d'une précision du genre) devient, en même temps que nous, lecteurs, l'auditeur médusé des palabres et confidences – débitées en un seul paragraphe – de l'acrimonieuse femme.

De considérations intéressantes sur la grandeur et le pouvoir des livres, leur classement, les employés, les usagers (parfois juste là pour se réchauffer), sur sa mise à l'écart au sous-sol, elle en vient à évoquer ce lecteur propre et bien rasé, Martin, une si belle nuque, dont elle rêve de partager la conversation sans oser l'aborder franchement. Elle a rompu avec les hommes depuis Arthur, sa peste noire, "sa vie fichue". La gradation du ton est comique, la volubilité se débride pour aboutir en interrogations désespérées qui ne laissent aucun doute sur la nature des frustrations de la pauvre femme : "À quoi bon avoir coté tous ces livres ? [...], si Martin ne vient pas ?"

"Les deux ensemble, le livre et le lecteur, au bon moment dans la vie de chacun,
cela peut produire des étincelles, un feu, un embrasement, ça peut changer une vie."

C'est, outre un portrait individuel prestement mené, une manière de songer à notre rapport à la culture et à divers aspects de ce lieu singulier qu'est la bibliothèque publique.

En certains endroits, le livre a reçu un accueil moyen, j'ai vu des commentaires mitigés du genre «ma bibliothécaire municipale est plus sympathique», ou même «où Sophie Divry veut elle en venir ?».  Il ne s'agit absolument pas d'une critique du métier, c'est original, dense et pas très méchant. Peut-être y verra-t-on (ou ne voudra-t-on y voir) un peu de soi ?

" [...]Idem pour Simone de Beauvoir, que tout le monde réduit à son Deuxième sexe. Eh bien elle a écrit de très beaux livres, de grands romans, qui sont introuvables là-haut. Alors, je le lui ai fait remarquer, hein, à la responsable du rez-de-chaussée, que c'était bien la peine d'acheter des romans ouzbeks mal traduits et inempruntables si on n'avait pas d'abord tous les livres et les romans de Simone de Beauvoir et Maupassant. Eh bien, vous savez quoi ? Elle m'a ri au nez, oui, ri au nez. Alors ça, c'est un crime contre la culture, un crime. J'ai mis des semaines à m'en remettre. Surtout que, vous ne vous rendez pas compte, mais ç'avait été un effort monstrueux, monstrueux, d'oser faire une remarque de ce genre. Moi qui déteste plus que tout l'idée de me faire remarquer, moi qui ne suis pas une rebelle du tout. Pour une fois que j'avais pris cette petite liberté, si vous aviez vu comme elle m'a répondu, ah non, vraiment, un crime. Il faut que je m'assoie un peu dans le fauteuil de Martin. Excusez-moi. Je me mets toujours là quand je suis mal. Ça me console. J'aime bien ce fauteuil, il est assez douillet. Non, ce n'est pas son fauteuil attitré, c'est le fauteuil où j'aimerais qu'il s'assoie s'il  le désirait. [...]."

14 commentaires:

  1. Ah j'ai adoré ce roman et n'y ai absolument pas vu de critique des bibliothécaires. http://enlisantenvoyageant.blogspot.com/2017/07/la-cote-400-rouvrir-le-roman.html

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Oui oui, j'avais vu, et relu récemment, votre avis positif sur le roman et l'essai, merci. Je crois que certain(e)s ont associé la bibliothécaire du roman à la bibliothécaire type. Il ne s'agit pas de cela, bien entendu.

      Supprimer
  2. Je n'ai lu que deux romans de Sophie Divry jusqu'à présent et elle ne m'a pas laissée indifférente, même si je n'ai pas toujours adhéré. Ce titre là est sur ma liste .. (et il n'est pas tout seul, c'est tout le problème).

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Si cela peut vous décider, ce monologue est vite lu, deux heures pour moi.
      J'en ai deux autres dans le tiroir, empruntés, dont "Quand le diable sortit de la salle de bain" qui chez vous parait bien (mais, de fait, sans enthousiasme) et franchement bien accueilli à d'autres endroits. L'inventivité est souvent soulignée.

      Supprimer
  3. Voilà qui me rappelle mes activités de bibliothécaire à l'école et les étiquettes écrites à l'encre de Chine au début, puis imprimées. Nous suivions la Classification Décimale Universelle où effectivement, la cote 400 est laissée vide en attendant l'apparition d'un "nouveau domaine". Les livres de linguistique et de langue y sont bien étiquetés 80 ou 81, avant la littérature, 82 etc.
    Un point de vue original pour cette histoire, je n'oublierai pas ce titre s'il se présente à moi.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je me souviens vaguement que vous aviez mentionné une fois du travail en bibliothèque.
      Je n'avais jamais noté que la cote 400 est disponible... Le livre ne précise pas (ou je l'ai ratée) la distinction CDU et CDD, donc je corrige un peu l'article.
      Je connais surtout mes bibliothèques de manière spatiale et j'ai mes coins favoris. Je me méfie des présentoirs (mais je ne les manque pas) qui ne sont pas nécessairement des livres mis en exergue par le personnel (ou si oui, selon quels critères ?).
      J'ai un temps voulu faire, sur le tard, des études de bibliothécaire. Menu de cours très copieux, quand même !

      Supprimer
  4. J'avais accroché à l'organiation originale du récit mais j'ai détesté ce personnage... Comme tu le fais très bien remarquer, pour quoi faire ? où nous emmène-t-elle ?

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Je ne vois pas où je formule ce genre de réflexion à propos de la bibliothécaire. Tout ce qu'elle raconte n'est pas sot. Elle ne nous emmène nulle part, elle soliloque, car pas très bien dans sa peau.

      Supprimer
  5. Imaginez que les pensées qui nous traversent tout au long d'une journée soient immédiatement transcrites sur le papier ... J'en frémis, mais un titre que je note !

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Nous serions surpris en effet de lire le courant de notre pensée ! Dans le cas d'un roman, les pensées sont heureusement canalisées et orientées par l'écrivain.
      Certains auteurs se sont essayés à transcrire le flux de conscience brut, Faulkner a fait quelques expériences étonnantes et convaincantes (mais pas faciles à lire). Virginia Woolf, Joyce et Claude Simon également, mais je les connais moins. Je trouve que c'est un outil précieux, à condition de servir un sujet.

      Supprimer
  6. Rebonjour Christw, j'avais aimé ce roman qui m'a permis de découvrir cet écrivain. Bonne journée.

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Bonjour Dasola. De Divry je lis "Quand le diable sortit de la salle de bain", pour me divertir de lectures plus ardues. C'est très spécial, innovation formelle, amusant, très sensé aussi.

      Supprimer
  7. Il est bien tentant ce livre. Merci

    RépondreSupprimer
    Réponses
    1. Et vite lu !
      Bonjour Milou, content de vous voir par ici.

      Supprimer

AUCUN COMMENTAIRE ANONYME NE SERA PUBLIÉ
NO ANONYMOUS COMMENT WILL BE PUBLISHED