2 mars 2019

Dis-moi la fin !

Personne ne sera très heureux, pense-t-on, de se voir révéler prématurément le dénouement d'une histoire, qu'il s'agisse de cinéma ou de lecture. Et pourtant. Le hasard m'a fait croiser un article du magazine "NEON" qui envisage positivement le spoiler[*] sur base de deux études scientifiques : les psychologues Jonathan Leavitt et Nicholas Christenfeld (University of California, San Diego) affirment que spoiler ne gâche rien, au contraire. Car se libérer du scénario en connaissant le dénouement permet de mieux se concentrer sur l’oeuvre elle-même et de mieux en profiter. Nous le savions déjà, l'important c'est le chemin, pas le but.
La première étude (2011) porte sur 819 personnes (75% de femmes) qui ont donné leur sentiment après avoir lu des récits, parmi lesquels des mystères, histoires avec chutes et œuvres littéraires. Il s'est agi de mesurer le degré de satisfaction des lecteurs selon que le dénouement leur avait été préalablement révélé ou pas. Les histoires ne devaient évidemment pas avoir été lues auparavant.

Il apparaît que les lecteurs ont préféré significativement les histoires spoilées à celles qui ne l'étaient pas, malgré la divulgation de la fin. C'est aussi le cas pour les récits littéraires, qui ont néanmoins été globalement moins prisés.

La seconde étude (2013) se proposait de comprendre pourquoi spoiler augmente la satisfaction de lecture. Trois expériences ont porté chacune sur plus de deux cents personnes (la répartition des genres était ici plus équilibrée). On a tenté de déterminer si le plaisir est accru par l'augmentation de la fluence (fluidité de lecture), du plaisir esthétique ou simplement parce que le dénouement auquel on s'attend se produit. Notons que les sujets ont été interrogés à mi-lecture et non à la fin. On a aussi évalué l'effet du dévoilement sur la fluence en tenant compte de la complexité du scénario, une histoire simple étant déjà facile d'emblée.

Il semble à l'analyse des résultats que l'augmentation de satisfaction des sujets pour les récits spoilés est due à l'accroissement de la fluidité de lecture. Il se peut que cette fluence accrue soit induite par à une compréhension plus profonde des éléments thématiques, sans que ne soit altérée la présentation artistique des récits. Les auteurs conviennent que des recherches supplémentaires seront nécessaires pour explorer la compréhension des relations entre spoiler et fluidité. Ils concluent leur discussion en ajoutant : "Informer secrètement une personne de la surprise qu'on réserve pour sa fête augmentera son plaisir, car elle est mieux en mesure de relier le comportement mystérieux de l'entourage à l'objectif secret, et, de même, un employé découvrant des intentions de licenciement de son entreprise peut éprouver moins de mécontentement, dans la mesure où il lui devient plus facile, ainsi averti, d'interpréter la signification des événements qui surviennent désormais au travail."

Les deux documents (en anglais) sont téléchargeables :
étude de 2011  ("Story Spoilers Don’t Spoil Stories")
étude de 2013 ("The fluency of spoilers")


Sur ces sujets, on retournera volontiers au compte-rendu d'un article de Raphaël Enthoven ("Philosophie Magazine") qui écrivait : "Une histoire qu'on souille quand on en révèle la trame est une histoire dont l'intérêt ne repose que sur des péripéties. La matière l'emporte sur la manière".

[*] rappelons que "spoiler" (mot de l'année du journal "Le Soir" en 2015) est l'action de révéler la fin d'un récit et en même temps le substantif pour désigner le gâcheur.

12 commentaires:

  1. Oh, un sujet inattendu pour cette enquête de satisfaction ! Tout dépend du genre de livre ou de film, il me semble. Quand il s'agit d'une comédie, sans connaître la fin, on sait qu'elle sera heureuse et c'est peut-être ce qui contribue à la détente.
    Le plaisir de relire ou de revoir, sans se soucier de savoir comment ça va finir, rend plus attentif à la trame, vous avez raison.

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    1. Les études évoquées portent sur des lectures, non sur des films spoilés, pour lesquels les résultats seraient peut-être différents.
      Les remarques formulées en fin de seconde étude (surprise fête et licenciement révélés) ne manquent pas de pertinence. Le fait de savoir invite à «lire» autrement le scénario de la vie, d'un livre.
      Reste que se voir révéler avant terme la clé de l'énigme ou une chute inattendue provoque le mécontentement sur le coup.
      Tout cela est peut-être à examiner à la lumière de la relecture, comme vous le dites.

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    2. Et relit-on quand "la matière l'emporte sur la manière" (selon la formule de R. Enthoven) ?

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  2. Je détesterais que l'on me révèle la fin d'un film ou d'un livre que j'aborde pour la première fois. Pour la relecture, je suis d'accord avec Tania, on lit et on voit autrement, on s'attarde plus aux détails et aux subtilités.

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    1. A priori je n'aime pas en savoir beaucoup (rien du tout même) sur le scénario d'un roman avant de le lire. Mais les résultats des études m'intéressent et me font réfléchir sur le sujet. Elles infléchiront peut-être mes habitudes, qui sait ?
      La relecture : relit-on des livres qui n'ont qu'un bon scénario sans la manière ?

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    2. À de très rares exceptions, c'est rarement uniquement pour le déroulement ou la fin d'une hisoire que j'en garde un bon souvenir. C'est l'atmosphère, le style, les affinités avec le thème, l'auteur, la géographie du lieu, les métaphores, mille choses qui font que je garde un livre au cœur, mais certainement pas ce qui arrive à la fin.

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  3. Je déteste ça, et ça me met en rogne moi qu'on me gâche le plaisir d'une attente et d'un doute, quels qu'ils soient.

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    1. C'est la première réaction que l'on a généralement, mais les études mentionnées y voient un autre aspect, plus positif.

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  4. Je préfère choisir moi même d'être spoilée ou pas. Mais les vrais bons romans (ceux qui peuvent être relus), pas de souci.
    De toute façon actuellement je lis une histoire de voyage, je connais la fin (les deux auteurs sont rentrés en bonne santé ^_^)

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    1. Je suis d'accord avec cette remarque, on peut être spoilé sans mauvaise humeur, c'est quand on l'est contre son gré que ça pose problème.

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  5. j'ai osé une fois, (pour mon malheur!) dire sur mon blog que je commençais toujours les romans par la fin, ne pas savoir la fin d'un livre m'empêche de m'y plonger complètement, donc je suis ravie qu'une telle étude montre que je ne suis pas si bizarre que ça. (petite remarque que pensez-vous du mot québécois "divulgâcher" à la place de l'anglicisme spoiler)

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    1. Pour beaucoup de livres, savoir la conclusion n'enlève rien au plaisir, mais je ne suis quand même pas sûr, à l'avenir, de commencer par la fin...
      J'avoue me cogner aux anglicismes comme "spoiler" (même s'il s'agit bien de dire en français spwaler) et je préfère "spoileur" pour nommer le gâcheur.
      Quant à divulgâcher, je l'avais un peu oublié, canadien je crois, merci de le rappeler. Il me convient tout à fait, il dit bien ce dont il s'agit.

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