"... l'un des plus beaux portraits de femme du monde, peut-être le plus beau : L'Étude ou Le Chant. Qu'est-ce qu'on ne peut pas faire avec des livres ! Ceux de Frago sont crissants et craquants, le papier est soulevé de plaisir d'être parcouru par ces mains d'oiseau, il respire à l'unisson de cette gorge vibrante, prolongée, c'est la descendante émancipée et française de Rubens, dégagée du souci de maternité. La poitrine est une mélodie ramassée, épanouie, pendant que le visage amusé, doux, gentil, se plaît à la contemplation du pinceau invisible. Deux femmes en une : on imagine très bien celle qui sera nue tout à l'heure, chemise enlevée, lit flottant. Et, en même temps, elle est habillée de toute la transmutation des signes (cette touche rouge des feuilles qu'elle vous offre comme une corbeille remplie). Est-ce que vous en avez vu une plus avenante ? Plus lisible à livre ouvert ? Est-ce bien cela que vous vouliez ? Cette largeur de vue mesurée par les pouces ? Cette friandise définitive du cou ? Cette prune globale ? Est-ce que ce volume n'est pas tout mangeable ? Mademoiselle Guimard n'a rien à refuser à son favori du moment. Et bien en entendu elle danse, elle trace une figure d'entrée, elle est à elle seule le corps du ballet...."
Pas certain que Jacques Tuilliez ou Daniel Arasse eussent décrit ce portrait de la sorte, mais Sollers n'a pas vocation d'historien d'art et son œil est canaille, qu'il décrive "Le Verrou", "La leçon de musique" ou "Le vœu d'amour".
Car ce dix-huitième siècle (le qualifier de français serait un pléonasme !), cet "âge d'or", ce "paradis physique", insiste-t-il, "...c'est là que l'aiguille magnétique revient d'elle-même dès qu'on cesse de l'affoler, de vouloir à tout prix lui faire indiquer un faux nord." Fragonard s'est obstiné à saisir au vol une force de plaisir, et Sollers, dans ce livre pétulant, pose la question: "Où et quand le non-sommeil de la raison permet-il d'éviter les monstres tout en laissant place au désir ?"
Une note mentionne que "Le cœur absolu" (Sollers,1987), évocation d'une secrète société de plaisirs, peut se lire comme une apologie constante de Fragonard.
"Saisir au vol une force de plaisir" voilà qui est plus que tentant comme lecture. Sollers si près des corps, je note, grand merci.
RépondreSupprimerSuperbe portrait de femme en ce jour, merci!!!
Merci Colette ! Je ne pensais pas au droit des femmes au moment de poster ceci, puis ce matin j'ai même pensé que l'heureuse coïncidence pouvait déplaire (les mots/gestes/regards appuyés de convoitise masculine sont parfois mal interprétés aujourd'hui).
SupprimerJe trouve, comme vous, que c'est un portrait réussi.
Bonne journée !
J'aime le tableau mais je ne lirai pas ce qu'en dit Sollers, que j'ai eu l'occasion de voir se comporter en grossier personnage ... c'est pour moi rédhibitoire.
RépondreSupprimerQuel tableau plein de délicatesse.
Je ne le trouve pas grossier du tout dans l'extrait que je donne.
SupprimerVous auriez pu partager l'anecdote où il l'a été... autant savoir.
Je ne sais pas si j'ai lu quelque chose de Sollers mais j'avoue que ça ne m'attire pas trop
RépondreSupprimerC'est un écrivain "charnel" et pas facile. Je l'ai apprécié ici en critique d'art, original et audacieux, même si je ne partage pas toujours son regard, mais je le connais mal comme romancier. Je tenterai peut-être "Le cœur absolu".
SupprimerC'est sur cet hommage à Fragonard que s'ouvre "La guerre du goût" de Sollers. Pour rester dans la note, le début de la critique de Jacques Drillon dans Le Nouvel Obs que j'y avais glissée vous amusera peut-être : "On lit Sollers comme on va au bordel : pour apprendre quelque chose. Comme il sait tout, forcément on y retourne ; et l'on devient très savant." (1994)
RépondreSupprimerJe retrouve l'article de Jacques Drillon sur la Toile, c'est vrai, la formule que vous donnez est amusante et colle bien au gaillard avec son brio, sa drôlerie et ses contradictions.
SupprimerMerci de m'aiguiller vers "La guerre du goût".