4 avril 2019

La vérité (1)



Paul Watzalawick, à la fin du dernier billet, mettait en garde contre l'illusion de considérer sa propre réalité comme la seule. Chacun croit détenir la vérité, il serait plus exact d'écrire "une" vérité. Mais qu'est-ce que la vérité? Comment savoir ce qui est vrai ?

L'âge et l'expérience me procurent deux sentiments quant à la recherche de la vérité : le doute et la tristesse. Malgré tout ce que je sais et crois, des certitudes s'estompent en avançant, car il est bon de relativiser et de se remettre en question. Puis, en discutant avec des connaissances, l'amertume m'envahit devant des avis qui ne sont fondés sur rien que des émotions et sentiments superficiels, des contrariétés pécuniaires et relationnelles, des rejets. Ceux qui les proclament n'ont jamais un livre ni journal ni magazine d'information sérieux entre les mains ; ils ne lisent pas. Le souci de la vérité est accessoire. Et de se précipiter sur la moindre actualité qui corrobore une théorie du complot, dénie les influences du CO2 dans l'atmosphère ou dénonce l'immigration, cause de tous les malheurs. Tout le monde a le droit de sa vérité mais sachons au moins l'édifier honnêtement, correctement. Ces considérations m'ont fait regarder avec empathie puis apprécier ce numéro 183 des "Cahiers de Science & Vie" (janvier 2019).

Plusieurs articles du dossier approfondissent ce sujet essentiel, parmi d'autres qui sont plutôt des introductions succinctes à des domaines tels que la vérité historique et l'interprétation de la parole divine dans les religions. En revenant à la section sur le bouddhisme, j'ai constaté que deux ou trois lignes pertinentes, vite repérées dans le texte, cernent clairement la façon dont cette religion définit ses vérités. J'ai trouvé cela utile et didactique.

Quatre volets composent le dossier. "Paroles" pour déterminer qui dit le vrai, de la relation historique au sceau et à la signature électronique. "Révélations" est consacré aux interprétations de la parole divine, en parcourant les trois religions monothéistes et le bouddhisme. En outre, un chapitre "Le voir pour le croire" considère l'exubérance iconographique chrétienne. Le volet "Science" examine la difficulté qu'ont aujourd'hui les méthodes scientifiques à démontrer le vrai, malgré la découverte des lois naturelles. Le volet "Individus" se penche sur la manière dont l'esprit humain fonctionne, pas toujours de façon équilibrée entre ce que disent nos proches et notre propre raisonnement.

De tout cela, je retiens quatre articles. 

Le premier définit les bases de la recherche de la vérité suivant trois approches.
L'approche rationaliste pose comme vrai ce qui est conforme à la réalité, par l'usage de la raison et de l'enquête scientifique. Gardons à l'esprit ce qu'en écrit Jacques Bouveresse : "L'objectivité de la vérité consiste dans le fait que les pensées sont vraies ou fausses, indépendamment de la possibilité que nous avons de les reconnaître comme telles lorsque nous les appréhendons, c'est-à-dire de l'indépendance de la vérité par rapport au jugement."
Dans l'approche relativiste, est vrai ce qui tenu pour vrai à une certaine époque, dans un certain contexte, et selon certains rapports de force de la société. Michel Foucault a insisté sur la façon dont  "se produisent des effets de vérité à l'intérieur de discours qui ne sont en eux-mêmes ni vrai ni faux". Pour lui, tout savoir procède d'un pouvoir mais tout pouvoir en retour s'appuie sur un savoir.
Pour l'approche pragmatique (William James), est vrai ce qui est efficace, en particulier dans son efficacité à convaincre. Il ne s'agit pas cyniquement de dire que toute connaissance est impossible, mais d'une position qui veut se passer de théorie sur ce qu'est la vérité. Le philosophe Richard Rorty soutient que la valeur de vérité d'une proposition est le résultat d'un accord entre les gens concernés par l'énoncé en question. Il énonce : "Dire simplement que la vérité est notre but, c'est dire simplement quelque chose comme : nous espérons justifier notre croyance devant un public aussi nombreux que possible". [*]
Ce ne sont pas que de simples nuances philosophiques. Dans "1984" d'Orwell, un tortionnaire au service de l'État veut faire dire au héros que 2 et 2 font 5. Pour relativistes et pragmatiques, ceci montre que la notion de vérité est donc bien au cœur d'un enjeu de pouvoir. Tandis que pour des rationalistes, "1984" montre que l'existence de vérités indépendantes de tous les pouvoirs est un point d'appui pour lutter contre l'oppression. On mesure les implications.
Dans une seconde partie, je propose de rapporter trois autres articles du cahier, sur les limites de la méthode scientifique et sur notre capacité à admettre certains faits comme vrais (fake news, bullshits).


[*] Addendum [janvier 2022]

La déclaration de Richard Rorty peut paraître péjorative, il convient de lire le contenu du lien sur son nom afin d'être mieux informé à son propos.
Dans le même esprit, le résumé de l'approche pragmatique sera utilement complété par le début du texte vers lequel pointe le premier lien : 
Le pragmatisme est certainement le mouvement philosophique le plus mal connu, non parce qu'on n'en sait rien, mais parce qu'on s'en est fait, une fois pour toutes, une idée fausse qui avait pour elle la vraisemblance et la caution du plus célèbre des pragmatistes américains, James : le pragmatisme serait une philosophie d'hommes d'action pour laquelle tout ce qui est vrai est utile et tout ce qui est utile est vrai. On comprendra donc d'autant mieux le pragmatisme qu'on saura ce qu'il n'est pas. Avec Peirce, qui en énonça le principe, avec James et Dewey, ce mouvement américain, injustement critiqué par les Européens comme soutien d'une économie et d'une culture déterminées, est en fait une philosophie de la science, dont la rationalité substitue au doute de type cartésien les questions concrètes du savant et qui fonde par là une théorie expérimentale de la signification. Il se présente aussi comme une philosophie de la démocratie, faisant des méthodes de mise à l'épreuve et de vérification qui caractérisent l'esprit de laboratoire le modèle même de la tâche politique. [universalis.fr]

8 commentaires:

  1. j'ai lu il y a longtemps pas mal de choses sur la recherche scientifique et ses interprétations mais ce qui se passe aujourd'hui avec les réseaux sociaux est à la fois effrayant et sidérant
    doute et tristesse je partage, une chose est d'être vigilant, de s'interroger devant une annonce journalistique, une autre est de remettre en cause systématiquement toute information et surtout d'utiliser les fameux réseaux pour semer le doute, la peur, la malveillance
    le doute et le questionnement sont non seulement utiles mais indispensables en démocratie mais là on est démuni me semble t-il, comment informer nos petits enfants, comment les prémunir , j'ai une idée : LA LECTURE à condition qu'ils veuillent bien lire

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    1. Le doute est la base de toute recherche de vérité, pour moi. Ce que je sais aujourd'hui peut évoluer.
      Ce qui m'attriste, voyez-vous, ce sont des personnes (collègues, copains/copines,...) qui adoptent des positions qui les arrangent, de manière épidermique, sans souci de s'informer correctement. Pas question de tenter de discuter avec eux, d'avancer un article de presse, un livre. Ils "savent", point.
      Dans la seconde partie, je reviens sur ce qui pousse les gens, au niveau du fonctionnement du cerveau, à adopter les fausses informations (ce que favorisent bien entendu les réseaux sociaux).
      Et nous sommes bien d'accord, Dominique, la lecture est une excellent idée.

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  2. "Qu'est ce que la vérité?" Déjà, il y a 2000 ans...
    J'attends la suite!
    Je déplore que des gens que j'aime propagent des nouvelles fausses sans les avoir vérifiées.( sur facebook)

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    1. Des gens que l'on aime bien, des gens que l'on continuera à rencontrer, des gens qui ont une bonne logique en général, mais qui s'informent mal, qui ne croisent pas les informations, qui obéissent à la composante du cerveau qui... mais j'y viendrai dans la suite.
      Bonne après-midi, Keisha.

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  3. Un sujet essentiel. Ce compte rendu clair est bien utile pour faire face au trouble contemporain sur cette question, en théorie et en pratique. Vérité des faits, vérité judiciaire, vérité historique…
    Les algorithmes des moteurs de recherche qui nous servent de préférence ce qui correspond à nos "données" (données malgré nous) ou au commerce et non plus par ordre de pertinence encouragent aussi le manque d'esprit critique. Je lirai votre prochain billet sur cette question avec intérêt. Merci, Christw.

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    1. La civilisation connectée change la donne pour tout. L'esprit critique est plus que jamais en péril.
      En rédigeant la seconde partie, je mesure à quel point la vulgarisation et la synthèse des articles du magazine est salutaire, car résumer seul les sujets (épistémologie, science, philo) que je trouve en creusant un peu prendrait une vie...
      Bonne après-midi Tania.

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  4. Bonjour,
    Il n'y a d'immuable et d'invariable que la Vérité, qui est l'expression des lois de la Nature. Quand ces lois sont violées, il ne reste plus que l'imagination des hommes qui engendre l'erreur sous des formes multiples.
    Cordialement.
    Lien : https://livresdefemmeslivresdeverites.blogspot.com/

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