7 avril 2019

La vérité (2)

Suite : "Les Cahiers de Science & Vie" n°183.

SCIENCES : LES LIMITES DE LA MÉTHODE[Emmanuel Monnier]


Rassurons-nous d'abord : "même si la science ne peut atteindre la perfection que nous souhaiterions, elle reste la construction rationnelle la plus efficace que nous possédons." (Hervé Zwirn).

Il est évident que l'on a dû revoir les illusions portées par le Cercle de Vienne dans les années 1920 où l'on espérait fonder le savoir sur des bases certaines. Car la relativité d'Einstein vint démolir la mécanique newtonienne puis, tout de suite après, la physique quantique a déstabilisé les fondements des sciences de la matière. Aujourd'hui, c'est la fin des certitudes : l'espace et le temps sont relatifs, la trajectoire des particules indéterminée et le fait de mesurer un système le modifie radicalement.

Karl Popper considérait qu'une théorie est vraie tant qu'elle n'a pas été mise en défaut. Chaque tentative de contradiction qui y échoue renforce sa "vérisimilitude". Ce qui permet de progresser, modestement certes, et la sélection des théories qui échappent à la contradiction (ce qui fait songer à la sélection naturelle du darwinisme) permet d'obtenir des connaissances de plus en plus adaptées au réel à décrire.
Pourtant, Thomas Khun, en fin des années 1960, indique que les sciences n'évoluent pas par progrès successifs mais de manière discontinue. Il considère que les scientifiques s'assemblent autour d'un ensemble de faits, lois et problèmes, un "paradigme" à résoudre, et lorsqu'il s'avère insoluble, ils adoptent un nouveau paradigme qui n'a rien à voir avec le précédent, ni meilleur ni pire. Ce dernier pose le problème différemment et répond à d'autres questions. Une théorie n'est donc pas rejetée car elle est réfutée mais seulement remplacée par une autre.

En outre, "la prétention de s'extraire de toute métaphysique est un vœu pieux" ajoute l'auteur de l'article, Emmanuel Monnier. C'est de la croyance en un dieu rationnel que découle le premier fondement scientifique : tout phénomène a forcément une cause (Joseph Needham). Principe non démontrable. 

Formuler mathématiquement un objet n'en fait pas une réalité du monde sensible (Pierre Kerszberg). Certains concepts, bien que mathématiquement définis, n'ont peut-être aucun sens physique, telle la position d'un électron. Ces limites de la science à dire la réalité du monde sont effectivement loin des idéaux du Cercle de Vienne. 

FAKE NEWS : LES DEUX CERVEAUX [Romain Ikonicoff]

Pascal Huguet introduit la notion de pensée collective : "... l'évolution nous a dotés de l'aptitude à créer un récit collectif qui, même parfois dénué de vérité factuelle, acquiert la même "réalité" que les faits du monde physique." Nous avons tendance à croire ce que nous dit un proche : un réflexe qui vient de nos origines où la survie imposait de croire en une menace (ou une source de nourriture par exemple) hors de notre vue, signalée par un membre de la tribu. C'est cette règle de confiance, qui incite à croire les "experts" d'un groupe : idéologues, gourous, scientifiques, ...
La règle de familiarité, autre rouage mental, fait qu'une information, vraie ou fausse, répétée plus de deux fois, augmente sa valeur de vérité. On appelle cela l'illusion de vérité. Les politiciens et publicistes la connaissent bien, d'autant que ce mécanisme fonctionne même quand le groupe visé connaît la vérité ! Les "algorithmes affinitaires" mis en place par Facebook, Twitter et Google qui suggèrent informations et contacts, renforcent cette tendance : "Si une fake news devient l'illusion d'un groupe, l'exposition des membres à des informations contredisant leur croyance, même adossées à des sources expertes, renforce cette même croyance parce qu'elle renforce la cohésion du groupe", explique le chercheur.

Les deux armes de survie du cerveau humain sont donc antagonistes, à savoir :

                        – la vérité analytique (s'informer, lire, réfléchir, s'interroger) 
                        – celle dérivée des interactions entre pairs

Le psychologue Daniel Kahneman (Nobel économie 2002) a évalué ces deux logiques : "la pensée analytique est lente et coûteuse pour le cerveau [...], mais elle permet d'appréhender au plus près la réalité. La pensée intuitive, nourrie des interactions sociales les plus ordinaires, est peu coûteuse, car elle ne nécessite pas d'approfondir les connaissances, mais elle permet de prendre des décisions rapides." Nous sommes au cœur du problème. 

VÉRITÉ ET DÉMOCRATIE [propos recueillis par Romain Ikonicoff].

Sebastian Dieguez, chercheur en neurosciences, déclare que "l'indifférence à l'égard de la vérité est incompatible avec la démocratie". Démonstration.

Le menteur dit le faux à propos de ce qu'il connaît, le "bullshitteur" [bullshit = connerie] répand des faussetés sur des sujets qu'il ne connaît pas. Le concept de post-vérité, apparu au début des années 1990, appelle à l'émotion et aux croyances personnelles pour former l'opinion publique. Il nous arrive tous de bullshiter, mais le problème est accru aujourd'hui par l'agrégation et la potentialisation des conneries via les réseaux sociaux. Propager le faux renforce l'appartenance au groupe qui l'a émis.

Selon Dieguez, le travail de sape de la vérité a débuté avec les décennies 1970-80 où l'on a vu apparaître le relativisme vis-à-vis de la vérité et les "théories du soupçon" dans le cadre très sélect de penseurs parisiens (Derrida, Deleuze, Lacan, Bruno Latour,...). Il semble que ce qui a surtout été retenu est qu'il n'y a pas de vérité mais des interprétations. Tous les domaines qui prétendent honnêtement à une certaine recherche de la vérité sont de ce fait ramenés à des jeux de pouvoir et de la politique. 

À la question de savoir si le bullshit a une portée politique, Dieguez y voit un lien avec le populisme. Pour les populistes, la vérité des faits relayés par les experts est une invention des élites destinée à tromper et dominer le peuple. Ils préfèrent donc "leurs" vérités alternatives. La plupart des électeurs de Trump savent qu'il ment, mais ce mensonge signifie ne pas jouer le jeu des élites...

La démocratie nécessite que l'on décide en commun sur base d'une vérité accessible et partagée. Si certains adhèrent aux vérités alternatives, négligeant systématiquement les journalistes, experts et intellectuels sérieux, personne ne vote sur la base d'une conception commune. Le sens de la démocratie est vidé. CQFD.




Addendum [juin 2022] : article de Philippe Raxhon sur l'usage du faux en temps de guerre ainsi que son roman "La solution Thalassa"

7 commentaires:

  1. je ne suis pas certaine d'être prête à me lancer dans cette lecture mais votre billet donne un aperçu non seulement très clair mais vraiment pénétrant
    cette confiance aveugle que l'on fait aux experts est à la fois pour moi, normale, mais à toujours remettre en cause, c'était déjà le propos de Karl Popper pour ce que j'en ai lu il y a bien longtemps

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    1. Ce que vous dites me fait vraiment plaisir, un compte-rendu sert à cela. Il permet de bien revoir et bien comprendre, pour soi (je viens encore de le mesurer lorsqu'il s'agit d'exprimer ce que j'ai compris), mais partager un aperçu des idées d'une lecture de ce genre est presque nécessaire.
      Ceci dit, je ne détiens pas toujours nécessairement des vérités mais j'essaie d'en trouver honnêtement, comme vous le faites vous-même.
      Bon dimanche, Dominique.

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    2. Karl Popper voit la science comme une remise en question de façon à progresser; Thomas Khun est plus circonspect en disant qu'on sort d'une théorie qui pose beaucoup de questions en la remplaçant par une autre qui pose d'autres questions. Il n'y a dès lors pas vraiment continuité.

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  2. Excellente, cette vérité du Chat en contrepoint ! Vos deux billets me donnent envie de lire ce magazine si je le trouve à la bibliothèque ou en librairie.
    On pourrait aussi parler de la dérive des journaux télévisés : rumeurs (et rubriques "désintox"), microtrottoirs, prétendus experts ou encore l'importance donnée au quantitatif, comme hier soir au JT de la RTBF : classement des personnalités qui ont le plus de suiveurs, montants astronomiques payés aux stars ainsi définies (quel que soit leur domaine) pour les associer à un produit, etc.
    Merci pour votre travail de synthèse qui contribue à "une vérité accessible et partagée", bonne semaine.

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    1. Je n'ai pas vu le JT hier soir, il est parfois agaçant pour les raisons que vous évoquez (pour moi, il répète, sans beaucoup développer, le fil d'actualité que je vois sur tablette en journée). Je crois que les journaux télévisés sont tenus de maintenir un niveau d'audience et contraints de montrer des choses qui accrochent. Dans les microtrottoirs (d'accord avec vous, c'est idiot), les gens s'identifient, (se) reconnaissent, etc. (Notez que connaissant la RTBF, je crois que les montants de stars suivies sont plutôt cités pour en dénoncer les excès).
      Je gage que si un présentateur de JT devait proposer tel quel un contenu comme celui du présent billet, l'audience chuterait rapidement... Alors merci de l'avoir lu et de ce retour, Tania.

      Ce cahier de "S&V" (janvier 2019, n°183) doit être disponible sur commande séparée. Il est lui-même synthétique et relativement accessible.

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  3. Passionnant.
    Merci Christw pour ce compte rendu qui donne envie !
    Les approches de Popper et Kuhn ont de quoi faire méditer !

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    1. L'article explique les vues épistémologiques de Khun et Popper et fait comprendre les incertitudes de la connaissance scientifique. C'est passionnant, d'autant que bien expliqué pour un large public.
      Bonne semaine K.

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