11 mai 2019

Quelle est cette odeur à Pasjača ?

Traduit du serbe par Jean Descat.

Ce roman allégorique se termine dans une longue plainte inhumaine où l'on mesure que l'histoire racontée par Branimir Scepanovic est la tragédie de l'humanité: "... le hurlement ininterrompu palpitait dans l'air, étrange et déchirant, et ressemblait de plus en plus à un de ces cris d'homme qui vous gonflent la poitrine et que l'on ne peut réprimer. Jeftimije estima qu'une telle chose était impossible, il ne pouvait admettre qu'un être humain, même s'il a mal, pût à ce point être proche d'un chien; [...] ".

Le petit village de Pasjača (prononcer «pasiatcha») est isolé du reste du pays serbe, les voies de communication l'ont oublié, ses habitants doivent s'approvisionner après un long chemin à dos de mulet. Nul n'y va ni n'en part jamais, sauf peut-être un homme qui observe aux jumelles la vallée, sur le mont de l'est...

Par un été aride, Isak revient en ce lieu qui l'a vu grandir, car aujourd'hui il est devenu un homme et a vu le monde – en témoigne ce chapeau américain au bandeau bleu qui impressionne tant le gamin bâtard –, il a le sentiment d'avoir un compte à régler avec les villageois qui l'ont un jour battu et chassé. Il y a cette odeur qu'il veut retrouver, l'odeur d'hier, de l'enfance, de sa terre. Puis Jacov, son père défunt, qu'il croit haïr. Et Marta qui essuya ses plaies mais alla vers le beau Danilo. Isak veut les revoir et les impressionner.

La méfiance et l'hostilité l'accueillent: "Tu te figures que parce que tu es revenu avec un chapeau, tu peux nous faire tourner en bourriques. [...]. Nous pissons sur ton Amérique, nous sommes bien ici." Mais ce petit garçon, que le chapeau à bandeau fait rêver à la mer lointaine, est rusé : il insinue aux villageois qu'Isak est un homme du pouvoir. Le mot absorbe par magie les animosités, les ricanements se font sourires obséquieux : Isak est respecté et craint, convoité par des femmes.

Ces moments apaisés permettent à l'homme de se réconcilier avec la mémoire de son père, vieil homme faible qui baissait la tête devant les villageois envieux et fourbes autant qu'idiots. L'enfant Isak avait honte d'un père soumis et il retrouve la paix en écoutant les chants que fredonnait le disparu. Mais les villageois sont ce qu'ils sont, l'hypocrisie règne, la rumeur est facile et les humeurs changeantes. Des animosités jalouses se réveillent avec la soif d'humiliation et de violence envers Isak. Même celle qui s'enflamma dans ses bras le reniera en deux soupirs aux pieds de son mari. 

La mesquinerie du cœur humain et sa solitude éternelle sont au cœur de ce récit magnifique. La quête du paradis perdu s'apparente ici au retour dans un pandémonium où même le prêtre ne croit pas en Dieu.
"Si Isak était resté dans le vaste monde, s'il avait résisté au désir de venir vous affronter, s'il avait eu la force de ne pas essayer de vous prouver quelque chose, s'il vous avait oubliés ou du moins refoulés en lui jusqu'à l'indifférence, je dirais alors qu'il vous a vaincus. En fait il se croit plus fort que vous, mais il se trompe."
Branimir Scepanovic est apparu sur la scène littéraire serbe dans les années soixante, en même temps que quelques  prosateurs comme Borislav Pekić, Danilo Kiš ou Mirko Kovač. Dans "L’Été de la honte" (1965) se déploie un univers où le grotesque, le paradoxe et l'absurde se côtoient et où l'on perçoit les immenses qualités qui ont marqué quelques années plus tard le fulgurant roman "La Bouche pleine de terre" (1974).




6 commentaires:

  1. Une littérature que je ne connais pas du tout. Cela me semble fort, dur, mais superbe. Sincèrement, je ne sais pas si j'aurais le courage de lire cet auteur. Vous faites bien d'en parler. Notre monde est si cruel, si violent.
    Bon dimanche.

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    1. Le texte, un classique peut-on dire, ressemble à une tragédie grecque. Le monde et l'humanité sont très durs, vous le dites et ne l'oublions pas, l'actualité nous le montre chaque jour.
      Bon dimanche, Marie.

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  2. Les auteurs de l'est semblent aimer ces univers, ce n'est pas un reproche, on les comprend...

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    1. Tito disait de la région des Balkans: "la Yougoslavie a 6 républiques, 5 nations, 4 langues, 3 religions, 2 alphabets, 1 parti". Cocktail explosif.
      Mais je ne pense qu'ici, on est plutôt dans un récit universel sur les mauvais côtés de l'homme. Peut-être les auteurs de l'est ont-ils le privilège de bien décrire ces univers parce que, malheureusement, ils les vivent davantage, en effet.

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  3. Votre texte m'a rappelé ma lecture de "L'homme de Kiev" de Bernard Malamud, lu récemment. Une lecture difficile, non pas à cause de l'écriture, mais du sujet, mais qui semble pourtant nécessaire et qu'on ne regrette pas.

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    1. Je me souviens que vous avez évoqué Malamud cette année sur votre blog, je pense que "L'homme de Kiev" évoque pareillement un univers très rude. Chez Scepanovic, la dimension allégorique est peut-être plus prégnante dans "L'été de la honte".

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