19 septembre 2019

Au final ça marche

"La littérature fait courir des risques dont l'auteur n'avait pas idée avant de s'y lancer, sans quoi il aurait préféré l'ethnographie ou le saut à la perche. Les efforts de documentation auxquels j'ai dû m'astreindre pour écrire sans trop d'inepties les paragraphes précédents ont réduit en poussière un des piliers de mon équilibre psychique. Je savais que l'approximation et la précarité gouvernent les amours humaines, les relations sociales, les pouvoirs quels qu'ils soient, les entreprises artistiques, la préparation des entremets, les illuminations religieuses, mais je croyais qu'il existait dans l'univers un ordre de réalité ferme, immuable, en un mot sûr, qui précisément était la technique. Tout ce qui est béton, marbre ou acier me semblait être du solide. Et je découvre en travaillant la différence entre précontrainte et postmodernité que l'incertain règne là comme ailleurs. Quand je lui ai dit ça, mon psychanalyste a souri. Dans une vie passée, il était pilote d'essai et il a cru me rassurer en me disant avec douceur (car il n'est pas d'obédience freudo-glaciale) : «Vous savez, construire un Airbus, c'est pareil. On essaie un truc, si ça ne va pas on essaye un autre. Le pire, c'est qu'au final ça marche.» Mais peut-être que je me trompe et que cette apparence d'affection était ni plus ni moins du sadisme."

Laurence Cossé - "La Grande Arche"


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