23 septembre 2019

Scepanovic et la meute


Traduit du serbo-croate par Jean Descat

Dans une autre chronique sur un livre de Branimir Scepanovic, je mentionne le fulgurant roman "La bouche pleine de terre". C'était sans avoir lu les septante-cinq pages de ce qui s'apparente plutôt à une nouvelle. Aujourd'hui je maintiens le qualificatif : ce récit d'une désarmante simplicité est une magnifique et implacable allégorie de ce que l'humanité peut de pire.
"... rien ne nous empêchait de leur demander qui ils étaient et pourquoi ils s'étaient joints à nous. Nous n'en fîmes rien : nous poursuivions le même homme, n'est-ce pas, et qu'importaient les raisons qui nous liguaient contre lui ?"
Le texte nous fait vivre en temps réel, en alternant la voix d'un fuyard et celle des hommes qui le poursuivent, comment un malentendu banal, la rencontre de trois individus dont l'un, tournant le dos à la tentation de vivre, n'a pas le geste d'aller à la rencontre des deux autres, vire en une chasse impitoyable et fatale. Sans que les hommes et celui qui devient leur proie ne communiquent, une espèce de mécanisme psychologique collectif irrationnel se met en place. Un récit d'une force considérable où la meute sociale témoigne du sauvage et absurde aveuglement du monde.

Alors que les chasseurs, épuisés et haletants, pensent un moment que celui qu'ils poursuivent n'existe pas, le fuyard halluciné par des herbes qu'il a ingérées trouve le sens de l'existence : "... rien n'a de signification que dans l'amour et la beauté". Des lumières d'espérance confèrent à sa dérobade des accents mystiques (on trouve le même sentiment au terme de la nouvelle "Avant la vérité" du même recueil, où le personnage bouche ses oreilles, coudes levés : "Seigneur, murmura-t-elle, que cette croix mortuaire ressemble à mon Antonio !").

"Le monde entier disparaissait soudain dans les ténèbres"

Le livre des Éditions 10/18, "domaine étranger", comprend trois autres textes plus courts de l'auteur d'origine monténégrine dont "La mort de Monsieur Goulouja" qui trace le même processus aberrant du groupe humain à l'encontre d'un individu qui, sans raison objective, devient une cible privilégiée. On retrouve chez Scepanovic un profond pessimisme qui s'apparente à celui de Thomas Hobbes sur la nature humaine : "L'homme est un loup pour l'homme".


L'auteur belge Christophe Ghislain avait souligné "La bouche pleine de terre" lors de son passage dans l'émission télé "Livrés à domicile" en mars.

12 commentaires:

  1. le genre de texte qui reste longtemps après sa lecture

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    1. Oui, c'est marquant et pertinent, même s'il faut, je crois, éviter de ne voir que le côté sombre de l'humanité, comme Scepanovic le fait (avec talent).

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  2. "...une espèce de mécanisme psychologique collectif irrationnel se met en place. Un récit d'une force considérable où la meute sociale témoigne du sauvage et absurde aveuglement du monde." Ce genre de phrase me met mal à l'aise. Pour moi, hors la folie, le "mécanisme se met en place" pour des raisons simplement inavouables: bataille d'égos, conflits mesquins d'intérêts, rivalités de carrière, avidité sans limites. Par l'effet meute on s'imagine échapper à tout châtiment car on est persuadé être du coté de la vérité.
    "Les mots, c'est bien connu, sont les grands ennemis de la réalité." (Joseph Conrad)

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    1. Avez-vous lu cette histoire ?
      L'auteur ne présente absolument pas le mécanisme de la sorte. Les chasseurs ne savent pas eux-mêmes, au départ, les raisons qui les poussent à poursuivre, puis harceler et épuiser à mort cet homme qui ne leur a rien dit, rien fait. La haine grandit avec la course. C'est là justement que l'œuvre est intéressante, dans sa volonté de montrer une dimension absurde sous des motifs peu justifiables.
      Je ne dis pas que les meutes agissent nécessairement sans motifs rationnels sous-jacents, mais je crois à une composante instinctive, animale où les raisons objectives n'ont pas grand chose à voir.

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    2. Et entièrement d'accord avec l'effet meute qui donne l'impression d'être du bon côté. Deux hommes chasseurs deviennent une bande à cause de cela justement, mais peu importe les raisons. À un moment ils pensent même avoir rêvé, à un leurre.
      Pourtant ils chassent : "En fait, cette haine que nous avions pour lui était comme un désir terrifiant et merveilleux"

      Pardonnez-moi, mais les mots de mon compte-rendu rendent ce que, selon moi, ce récit veut exprimer. Désolé que vous n'y soyez pas sensible.

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  3. Je ne critique pas les qualités littéraires de cette oeuvre. Je ne crois pas à la seule composante instinctive dans la haine chez l'homme de tout temps pénétré d'idéologie ou de religion. Il n'y a pas de haine instinctive chez les animaux, pourquoi existerait-elle chez l'homme?

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    1. Je n'ai pas voulu parler de composante instinctive de la haine (je n'y crois pas plus chez l'homme que l'animal) mais du comportement instinctif d'un groupe vis-à-vis d'une cible résultant de l'absence de communication et d'interprétations mutuelles erronées, d'où l'aveuglement.

      La haine et la colère naissent de la poursuite et de ses aléas (blessures, essoufflements, chutes) parce qu'ils ne rattrapent pas le fuyard, c'est cela la composante "animale", l'excitation qui s'emballe, l'escalade incontrôlable. La sagesse voudrait qu'on dise, bon ça suffit, il s'est tiré, ne nous a rien fait, arrêtons-nous.

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    2. Je ne pense pas que l'allégorie de Scepanovic, bien que poussée aux limites, soit ennemie de la réalité.

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  4. Le propre d'une oeuvre majeure est de suggérer plusieurs pistes, à chacun d'y trouver son interprétation. L'un des poursuivants aurait reconnu un voleur dans le fugitif, un autre trouve dans la traque le moyen d'affirmer son désir de pouvoir. "Aveuglement", "irrationnel" sont des termes souvent employés pour signifier nôtre incompréhension devant des comportements jugés inexplicables, parce que soit inavouables, soit échappants à nôtre conscience formatée. "L'absence de communication et d'interprétations mutuelles erronées" dites-vous ne suffit pas à expliquer un effet de meute, il y a toujours autre chose. Voyez des exemples réels comme l'un des plus connus: le massacre de Rosewood aux USA en 1923.
    Je me permet juste de donner mon opinion pour agrémenter vôtre blog que je trouve intéressant et qui m'a convaincu de lire quelques livres.😊

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    1. Ce sont les contradictions qui font la pensée. Nous ne pouvons pas tous réagir pareillement à une œuvre, loin de moi l'idée de vouloir démontrer que je détiens la vérité. Je tiens juste à justifier ces phrases qui vous mettent mal à l'aise et que j'ai écrites dans le but de restituer le thème du récit mais aussi une réalité dont les contours sont souvent difficiles à préciser.

      Quoi qu'il en soit, continuez d'agrémenter le blog de vos apports éclairés, ils sont évidemment bienvenus et vos conseils de lecture me sont utiles.😊

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  5. Ce livre me renvoie à un texte du XVI e siècle lu ce matin, et qui met en évidence la cruauté fondamentale des hommes, surtout lorsqu'ils sont en groupe. On s'épouvante des indiens du Brésil antrhopophages, en oubliant les massacres des guerres de religion. J'en parlerai dans quelques temps. Un sujet éternel, hélas, en quelque sorte !

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    1. Eh oui, "bien des loups sont en habits d'homme" dit-on. Mais les loups n'agissent pas par cruauté.
      J'attendrai donc votre compte-rendu prochain sur ces sauvageries.
      Merci Annie.

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