18 septembre 2019

Le péché originel de l'Arche


Ce livre est passionnant et instructif, je ne l'ai guère lâché avant la fin. Le récit suscite le ravissement pour la conception architecturale et la construction de l'Arche de la Défense, mais quelle indignation devant le gâchis des responsables et investisseurs qui n'ont su prévoir à quoi servirait l'édifice et se sont déchirés pendant son édification ! Laurence Cossé a mené une enquête minutieuse pour raconter l'histoire du monument de A à Z, du concours ouvert gagné par l'architecte danois Spreckelsen jusqu'à l'exploitation problématique des différents espaces du bâtiment. En bon écrivain, parmi l'exposé de péripéties pénibles, de problèmes techniques ou stratégiques (luttes d'argent et de pouvoir), elle a su poser des respirations avec quelques mots d'esprit grinçants et des digressions sans longueurs.

Le positif pour commencer : "Au départ, à la conception du projet, il fallait avoir foi en une espèce de magie urbanistique. Et cette foi s'est avérée fondée, cette magie a opéré. Ç'a été le génie de Spreckelsen de concevoir une œuvre qui, à peine édifiée, a dissipé la confusion et donné un éclat spectaculaire à la totalité du quartier. On n'a plus conscience aujourd'hui du tour de force accompli là."


Malheureusement, si le Président Mitterrand et ses acolytes (Robert Lion en tête) trouvent les architectes et l'argent pour le monument, "... encore faut-il savoir pour quoi on veut le faire. [...]. L'insuffisance du programme aura marqué la conception de l'Arche et sa construction, et, depuis, sans discontinuer, ses vingt-cinq années d'existence. Dans certains cas, la notion de péché originel a de la pertinence".

Le roman (certains dialogues imaginés par l'auteur justifient sans doute ce terme, il s'agit d'abord d'un travail précis et bien documenté) comprend deux parties : la seconde titrée "I-gnoble" voit la démission (1986) de l'architecte concepteur – Spreckelsen est un pur idéaliste – dégoûté par les tergiversations et les changements de programmes «à la française». La droite a gagné les législatives, c'est la cohabitation, Mitterrand sera pourtant réélu en 1988. "Ç'a été i-gnoble. Une bagarre politico-financière comme il n'y en a plus eu par la suite." dit Jean-Louis Subileau, l'urbaniste de la société d'économie mixte «Tête-Défense». Spreckelsen décède en 1987, Laurence Cossé avance que du côté danois et de l'épouse, il fut question d'"assassinat moral".  

Qu'il soit inexpérimenté et présomptueux, un architecte génial qui démissionne n'est pas monnaie courante. Le cube de taille colossale est évidé, on n'a jamais construit rien de tel, le volume de calculs et d'études nécessaires est sans précédent. Ce monument tient à la fois du génie civil avec cette allure de sculpture géante et du bâtiment avec les bureaux censés l'occuper. Laurence Cossé souligne une différence de castes : "Les connaisseurs vont jusqu'à dire que les mentalités des esthètes du génie civil et des orfèvres du bâtiment les distinguent aussi catégoriquement qu'un ensemble baroque jouant sur instruments anciens dans le strict respect des façons musicales du XVIIIe siècle et un orchestre symphonique spécialisé dans le répertoire wagnérien." L'esthète Spreckelsen n'était pas entièrement conscient des implications du passage de son projet à la réalité. La tension et les contraintes nées de changements incessants le poussèrent à partir, Paul Andreu prenant le relais. 
Je n'ai lu nulle part que l'architecte danois aurait démissionné du fait de son état de santé, ce qui me paraît pourtant plausible. Laurence Cossé situe la consultation du Danois chez un spécialiste parisien après la démission. On ne sait rien de son mal, Mitterrand savait peut-être, mais il fut discret. Mourir d'un rêve entravé était plus porteur pour le livre. Et l'image finale d'Icare est littéraire.

Quant aux violentes discordes et machinations pour s'emparer d'espaces dans la Grande Arche, quant aux manœuvres et tergiversations gouvernementales, l'auteur finit par conclure : "Il y a quelque chose de pourri dans la République française". Ces histoires me laissent les mêmes relents qu'à la lecture de "Hachette, le géant aux ailes brisées" (Jean-Yves Mollier), toutes proportions gardées. Manque de vision à long terme, dépenses astronomiques, combats de chefs, le virement politique à droite et le tournant libéral des années 80, avec ses loups financiers, n'ont rien arrangé.

Il serait simpliste, et sans doute faux, de dire que c'est mieux ailleurs. Au Danemark par exemple. Propos de Véronique Bujon-Barré, ambassadrice de la France à Copenhague : "Les Danois nous reprochent de modifier nos plans trop souvent, mais leur rigidité mentale nous étonne. [...]. Nous fonctionnons au conflit, eux non. [...]. C'est une société de consensus. [...]. Ils considèrent les Français comme d'aimables Latins qui font de la bonne cuisine et du bon vin et, pour le reste, ne sont pas sérieux.Quand on a lu "La Grande Arche", on ne peut pas penser que ces propos sont sans fondement.

17 commentaires:

  1. J'ai beaucoup aimé ce livre !

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    1. Bonjour Pascale. Bien qu'il m'ait indigné pour ce qu'il dévoile, j'ai beaucoup aimé, beau travail de Laurence Cossé.

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    2. Vous ne tenez plus aucun blog/site livres Pascale ? C'est dommage.

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    3. Non, je ne tiens plus rien, vacances et lectures solitaires, ca fait du bien ! Sinon, pas choquée par cette lecture, ce sont les mêmes magouilles dans tous les milieux.

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    4. Notez que je ne chronique plus tout.
      Mais oui, les magouilles... Faut-il trouver cela "normal" parce que c'est général dans certains milieux qui jouent avec l'argent public ?

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    5. Je ne trouve pas ça normal, je dis juste que je n'ai pas été choquée car ce sont des méthodes courantes, que je condamne évidemment, mais c'est le monde qui fonctionne ainsi. Porter des oeillères n'aide en rien dans la compréhension des choses. Tout est politique.

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    6. Je partage ce point de vue que le monde fonctionne comme ça. Ce qui m'agace est que le système en place permette un tel cirque où on peut faire tout et n'importe quoi, légalement.
      Bonne soirée Pascale, à bientôt.

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  2. Beaucoup beaucoup aimé aussi (dédicacé par l'auteur!) Je l'ai prêté à deux personnes, qui ont aimé aussi (une parisienne et un fan d'architecture)

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    1. Bonjour Keisha, j'espère que votre exemplaire signé vous est revenu :)
      Avez-vous lu d'autres livres de L. Cossé ? Je la suivrais volontiers dans autre chose.

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    2. Je n'ai lu que Au bon roman, totalement différent.
      Oui, l'exemplaire est ici, il existe encore des gens qui vous rendent les livres qu'on leur prête. ^_^

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    3. Merci. Je prête peu mes livres de peur qu'on les endommage, mais l'on sait aussi à qui on les laisse.

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  3. indigne et choquant je suis d'accord, je l'avais lu à sa sortie et cela m'avait mise en colère, comment faire confiance aux politiques, quel est le niveau moral de tous ces messieurs quant à l'argent public j'ai entendu ce matin une chronique très intéressante sur F inter sur Cameron qui s'est lavé les mains du Bexit qu'il a mis en route pour des raisons strictement politiciennes !!! les politiques ne sont pas plus blancs ailleurs

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    1. Je crois que les politiciens sont les mêmes partout, mais je crois aussi que certaines sociétés, certaines organisations, de par la mentalité des gens qui les constituent, sont plus aptes à accorder des volontés opposées que d'autres.

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  4. Je fuis désormais ce genre d'endroits. J'ai entendu parler de ce livre qui dénonce pas mal de choses. Je suis toujours outrée par l'indifférence avec laquelle certains décideurs prennent des décisions, indifférence pour l'avenir, pour les autres...
    Bonne journée (malgré tout).

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    1. Le bâtiment est impressionnant et les techniques mises en œuvre peuvent m'intéresser.
      Je trouve aussi que les décideurs devraient faire en sorte qu'au delà de l'idée, la réalisation soit réellement programmée, au risque pour eux de les voir pénalisés. Mais les boss s'en vont en parachute quand il s'agit de payer les improvisations. Ça fait un peu «café des sports» de dire cela, c'est plus complexe dans la réalité mais enfin...

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  5. Une construction sans programme me semble être une véritable hérésie. Cela nous mène à tous ces "objets" qui gâchent souvent nos paysages (ce qui n'est pas le cas ici). Il y a aussi parfois tous ces "gestes architecturaux", qui soulignent souvent surtout la taille de l'ego de leurs concepteurs...

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    1. Le comble est que je ne suis jamais allé voir de près l'arche de la Défense, Nous allons de temps en temps à Paris, je n'y manquerai pas la fois prochaine, avec tout ce que j'en sais maintenant.

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