5 novembre 2019

Les limites de la pitié

Traduction de l'allemand par Alzir Hella

Dans l'essai envisagé en octobre, dix pages sont consacrées au roman à clés de Stefan Zweig "La pitié dangereuse", considéré par Dominique Frischer comme révélateur de la relation compassionnelle de l'écrivain avec Lotte Altmann, la collaboratrice asthmatique qu'il a mariée et entraînée dans la mort en 1942. Trouvé sur une brocante, ce vieux titre en "Livre de Poche" (1939) m'a emporté dès ses premières lignes avec une gaffe que rapporte d'emblée le narrateur, le lieutenant uhlan Hofmiller.


En Autriche-Hongrie avant la Première Guerre mondiale, dans une garnison éloignée de Vienne, entre les manœuvres de cavalerie et les sorties au café entre soldats, le lieutenant de vingt-cinq ans a peu l'occasion de se distraire. Il sera comblé lorsque le pharmacien de la localité, avec lequel il joue aux échecs, l'introduit à une fête au château des Kekesfalva, riche famille du voisinage dont le seigneur apprécie le sabre et le képi. Grisé par l'ambiance accueillante, la nourriture exquise et le vin, Hofmiller s'amuse, fait valser de ravissantes cavalières et reconnaissant envers son hôte, se sent dans l'obligation d'inviter à danser la fille de la maison, un peu terne et malingre, qu'on lui a présentée au début. Il n'a pas remarqué qu'Édith est paralysée des jambes et devant le désarroi furieux de la jeune fille, honteux, il quitte précipitamment le château.
Un bouquet de fleurs où il laisse sa solde et un billet de la demoiselle qui s'excuse de son courroux apaisent l'incident et l'on sympathise. De ce jour, le lieutenant trouve de l'agrément à rendre régulièrement visite à Édith et sa charmante cousine Ilona, pour converser et se divertir. Son sentiment pour l'infirme est complexe, dominé par la compassion : "Les étrangers ne pourraient pas comprendre cette volupté subtile qui s'était emparée de moi  je ne trouve pas d'autres termes – comme une sombre passion. Dès que je songe au malheur de la jeune fille, une envie folle me prend de lui caresser le bras, de cueillir son sourire sur ses lèvres [...] un besoin de tendresse toujours mêlé de pitié". Jusqu'au jour où Édith se révèle en corrigeant une bise sur le front en un baiser impétueux qui ne laisse aucun doute sur le désir et la passion qui animent la jeune femme. Hofmiller est confus et comprend le piège qui le guette.

Ce geste fait écho à un vrai baiser, révélé par l'enquête de D. Frischer sur le suicide de Zweig, baiser tout aussi problématique que Lotte lui donna dans un hôtel de Nice et que surprit Friderike, la première épouse, qui exigea le renvoi (il sera provisoire) de l'assistante. L'auteure de l'essai pense que ce baiser était de même nature que celui du roman : la femme met l'homme face à son désir, le contraignant à adopter une attitude sentimentale claire. On sait ce qu'il advint pour Lotte Altmann. Quant à la trame du roman, préservons-la.

Zweig écrit dans "La pitié dangereuse" : "c'est un tourment à nul autre pareil que cette culpabilité dans l'innocence [...] car en restant indifférent devant un amour on devient coupable." On peut penser que cette confession sonne trop vrai pour ne sortir que de l'imagination d'un romancier. Zweig a-t-il écrit ce roman pour élucider ses propres hésitations ? 
Dans une lettre à Sigmund Freud en 1937 (période des débuts avec Lotte), à propos d'une autre fiction, "La confusion des sentiments", il confia que "la semi-compassion qui ne va pas jusqu'au sacrifice ultime, est plus meurtrière que la violence", mais il ne confessa jamais que cette problématique le concernait de près ni le besoin d'être conseillé.

Dans la fiction, la situation est inquiétante, car l'infirme a déjà essayé de mettre fin à ses jours, désespérant de ne pas guérir. Selon son médecin, la déception sentimentale que lui infligerait le détachement du lieutenant risque de conduire la jeune fille aux dernières extrémités. Est-ce qu'un jour Lotte laissa planer la menace d'un suicide pour susciter la pitié de l'écrivain ? 

Cette fiction de plus de quatre cents pages est le seul vrai roman qu'ait terminé Stefan Zweig, ses fictions les plus connues sont des nouvelles. Le dilemme qui tourmente le pauvre Hofmiller connaît de multiples revirements, mais ce n'est pas le seul attrait du roman. Comment un simple commissionnaire devint le maître 
de Kekesfalva et comment il épousa celle qui fut la mère d'Édith sont des agréments merveilleux du drame proposé par le conteur autrichien. On note que les deux personnages qui s'opposent à la dérobade du soi-disant fiancé ont eux-mêmes obéi à des sentiments teintés de compassion : le docteur Condor a épousé une aveugle et Kanitz, le futur seigneur de Kekesfalva, est d'abord allé vers la demoiselle Dietzenhof par remords plutôt que par amour. 

Un beau récit psychologique, de facture classique, vestiges d'un monde disparu, avec les préjugés sociaux de l'époque. Un cas de conscience : pitié, compassion, mais que cachent ces mots ?

"Grasset" propose en "Livre de Poche" une traduction révisée (1991) du roman, avec une introduction de Zweig – comme une mise à distance – qui ne figure pas dans ma version originale (ni dans les "Cahiers Rouges").



11 commentaires:

  1. Tiens tiens, je ne connaissais pas. Mais j'ai lu bien sûr quelques nouvelles, dont La pitié dangereuse.

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    1. Attendez, je ne saisis pas, vous avez lu ou pas "La pitié dangereuse" ? Vous confondez peut-être avec "La confusion des sentiments" ?

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  2. lu il y a des années mais toujours présent dans ma bibliothèque, Zweig j'ai beaucoup aimé mais je suis nettement moins tentée aujourd'hui
    j'aime bien votre analyse

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    1. Je ne pensais pas embrayer avec un roman ancien de ce genre-là, mais voilà, j'ai bien aimé, une bonne surprise que réserve la lecture diversifiée (l'analyse est bien aidée par l'essai lu auparavant).

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  3. Je ne connaissais pas ce roman...

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    1. Le thème est moins couru aujourd'hui, l'engagement envers une personne.

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    2. J'ai sous les yeux un article récent de "La presse littéraire" (magazine un peu sommaire, ceci dit, mais bon...) sur Źweig, il titre "Le sens & L'engagement d'une vie". Voilà les mots qu'on associe à cet homme, considéré comme un penseur.
      On voit plus souvent aujourd'hui les mots "réussite" et "fortune".

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  4. Ah tiens, j'ai beaucoup aimé La confusion des sentiments, on est un peu dans un autre registre ici, mais Zweig et ses études des hommes me semble toujours si intéressant...et bien dit.
    C'est noté, merci!

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    1. J'ai du lire "La confusion des sentiments" plus jeune, je ne m'en souviens pas, mais bien de "Amok". J'ai chez moi la biographie de Balzac, je ne savais pas qu'elle était inachevée.

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  5. Un livre que je lirais bien volontiers après votre bel article.

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    1. Merci, j'espère que vous le lirez un jour et qu'il vous plaira.

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