2 décembre 2019

C'est icy un livre de bonne foy, lecteur


Traduit de l'espagnol (Mexique) par Gabriel Iaculli.

Il ne s'agit certainement pas d'un essai au sens où on l'entend généralement, même si l'auteur affiche l'incipit de Montaigne en épigraphe. Jorge Volpi parle de sa ville natale Mexico, de politique, de souvenirs personnels, avec ses détestations et ses convictions, de la société comme elle ne va pas, au Mexique d'abord, tout cela sous prétexte d'un hommage à son père chirurgien qu'il vient d'enterrer. Il avoue être enclin à la réflexion et à la divagation et à se perdre dans ses élucubrations sans plus tenir compte de ceux qui se trouvent auprès de lui. On ne dira certainement pas que ce livre contient des divagations, mais ce côté "touche-à-tout et dans tous les sens" est au moins confirmé par "une absolue liberté de forme et de ton" que note  le "Figaro".

Je trouve agréable et passionnante la faculté de Volpi de passer du coq à l'âne en maintenant l'intérêt. Mon seul grief va à l'absence de saut de ligne lorsque le sujet change. Si c'est voulu, je n'en vois pas l'intérêt sinon qu'il donne au lecteur une impression d'incontinence verbale, voire de désorganisation. Et ce n'est pas le cas, Volpi structure et se documente avant d'écrire. Le présent ouvrage comprend dix «leçons» correspondant à des parties anatomiques et autant de métaphores : le cœur pour les passions, l'oreille pour l'harmonie, les mains pour le pouvoir, les parties génitales pour le secret, le foie pour la mélancolie, etc. Plusieurs illustrations agrémentent les pages.

"La Melencolia" - Albrecht Dürer (1510-1511)
Identification anthropométrique - A. Bertillon (1893)
Œuvre priapique - Vivant Denon (vers 1790)

Profondément humaniste et désolé par la violence et la corruption actuelles du Mexique, Jorge Volpi l'écrit avec conviction. Il revient en détail sur plusieurs faits qui l'indignent dont je retiens le massacre (2014) des étudiants d'Ayotzinapa (on ne sait toujours pas ce qu'ils sont devenus ; article postérieur à ce billet dans le MD de mars 2020), le scandale de La Gran Familia de Rosa Verduzco (Mamá Rosa), l'incendie d'une garderie (État de Sonora, 2009) où périrent une quarantaine de garçonnets et fillettes, pour lequel la justice ne pointa pas les vrais responsables. L'auteur cite le nom et le prénom des enfants qui périrent (comme il le fait pour les étudiants), par dignité mais c'est aussi un geste d'écrivain révolté.

"Ceux qui pensent que l'incapacité d'établir la vérité des faits et de punir les coupables est due à un cadre réglementaire déficient ou à un ministère de la Justice corrompu et inefficace se trompent : tout au contraire, cette inefficacité et cette corruption supposées sont les symptômes d'une anomalie plus grave : celle d'un pouvoir financier et politique déterminé à protéger la vie, les décisions, l'argent et les propriétés de quelques-uns afin d'empêcher que leurs privilèges ne leur soient soustraits."

Il est particulièrement choquant de découvrir les détails du scandale sexuel lié au prêtre mexicain Marcial Maciel Degollado et les "Légionnaires du Christ". Volpi n'est pas catholique, contrairement à son père, et il est critique envers les religions: "Le besoin que certains éprouvent de dominer les autres nous a-t-il induits à faire de la sexualité le principal instrument de contrôle et de sélections de l'homme par l'homme, comme le suppose Michel Foucault dans son Histoire de la sexualité ? Ou y a-t-il d'autres raisons, plus dévoyées, de mettre la sexualité sous clef, l'occulter, la bâillonner ? "
Volpi pense que les sociétés civilisées ne devraient pas permettre que les religions s'occupent de l'éducation des enfants et des jeunes gens, non pour brider la liberté religieuse, mais pour limiter l'empire des religieux.

Dans la partie consacrée au cerveau, c'est-à-dire à la vie intérieure, l'auteur éclaire la notion de conscience en révisant le moi des psychanalystes pour adhérer au concept de mème, qu'on doit à Richard Dawkins : "... bien que matériellement constitué de neurones et de cellules gliales, d'ions, d'atomes et de molécules qui s'y associent, le cerveau inclut aussi les idées qui, conçues en lui, sont rapidement capables de modifier la matière dont elles avaient surgi." Les idées ne sont pas immatérielles ou éthérées mais correspondent à des configurations précises de synapses et neurones ("The electric meme" - Robert Aunger, 1998) ; elles sont soumises aux lois de l'évolution. Le "moi" correspondrait donc à un ensemble de mèmes des plus aptes et efficaces conçus par le cerveau. 

Vous le voyez, à l'image de l'auteur, le billet va un peu partout. "Examen de mon père" confirme les thèmes récurrents des livres de Jorge Volpi, la science, son histoire et ses implications, le milieu politique et les dérives de la pensée et des valeurs. J'ai éprouvé un vent de fraîcheur à lire cet auteur engagé, sincère et sans langue de bois, soucieux de s'informer aux sources des savoirs reconnus les plus récents.

6 commentaires:

  1. un auteur jamais lu, j'ai toujours un peu de mal avec la littérature sud américaine dans laquelle j'ai du mal à entrer mais c'est noté pour le type de récit

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    1. En français il existe d'abord des romans de Jorge Volpi. Mais si vous aimez les grandes fresques romanesques, ce n'est pas tout à fait ça...

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  2. Pas un essai ni un roman semble-t-il, j'aime les inclassables.
    Contrairement à Dominique, je me sens très à l'aise dans la littérature /la poésie sud américaine. Je suis sûre que mon mari aussi aimera ce volume, merci!

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    1. J'espère qu'il aimera, vous aussi peut-être (même si c'est loin de la poésie), un propos moderne et revigorant, plutôt à gauche, et qui rappelle que c'est le côté du cœur (d'ailleurs l'auteur y brosse un bon tableau gauche/droite)
      Bonne semaine Colette.

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  3. "De la société comme elle ne va pas", il y a tant à dire. Je retiens le nom de cet écrivain de toute façon.
    Ce n'est pas le sujet, mais j'enrage en apprenant les derniers résultats Pisa sur les capacités des élèves belges en lecture, en dessous de la moyenne européenne… Pour 33% d'entre eux, ce serait une perte de temps !

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    1. Je ne suis pas enseignant, je n'ai pas de pistes à proposer mais ces chiffres m'ont démoralisé. C'est affligeant et fait partie de ces choses qui ne vont pas du tout chez nous.
      Pour moi qui aime lire, qui aimais lire "pour l'école", c'est incompréhensible et triste.
      Allez, prenons un bon livre et lisons, bonne soirée Tania.

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