29 janvier 2020

De la gazette à la littérature


Le passage qui suit est révélateur de ce qui constitue "Kiosque", de ce qu'y a déposé Jean Rouaud, ce kiosquier de Paris qui allait recevoir le Goncourt en 1990 ("Les champs d'honneur"). Il était vendeur des journaux car il fallait bien vivre – l'écriture ne nourrit pas son homme – en attendant la reconnaissance littéraire.
"[...] une journée au kiosque avait aussi sa cueillette de mots drôles. J'aurais été bien avisé de les collecter. Mais je ne crois pas y avoir pensé. Je considérais alors qu'écrire n'était pas un travail de greffier, et la haute fonction que j'assignais à la littérature n'était pas prête à recevoir ces perles de la rue. Non par dédain, ils me rendaient souvent admiratif, mais les critères de mon visa d'entrée en poésie étaient sévères qui passaient au tamis le vocabulaire et n'en retenaient que les mots épurés. Ce fut l'essentiel de mon travail de les adoucir. C'est précisément au kiosque, au cours de ces sept années, que s'est opérée cette transmutation. Laquelle consistait à admettre ceci, qui ne se réalise pas du jour au lendemain mais est un long processus : il n'y a pas de choses viles (et on ne parle pas des actes vils) sinon par le regard que l'on porte sur elles. Dès lors on peut déposer comme offrande dans le temple poétique toute une brocante d'indésirables au rayon des précieux : une 2 CV bringuebalante, des verres Duralex modèle Picardie (à côtes) ou Gigogne, un dentier en or, ou la statuette d'un Joseph en plâtre portant son enfant adoptif sur le bras."
Dans un premier temps, Rouaud nous plonge dans le théâtre qui se déroule devant le guichet de l'aubette à journaux [un kiosque en Belgique] où semble défiler le monde entier. C'est l'humanité au coin de la rue, tragique ou cocasse, vue d'un œil empathique et généreux.  L'actualité de ces années est ravivée. Dans les années 80-90, on était encore au temps de la "préhistoire de l'information" (sic), sans l'internet, et les publications en kiosque avaient encore leur importance. Certains clients, des étrangers dans ce quartier de la rue de Flandre, suscitaient l'intérêt : "J'apprenais beaucoup de leurs commentaires agacés ou désabusés quand ils démontaient devant moi les analyses des prétendus spécialistes de l'actualité étrangère, me prouvant par A+B que ce qu'ils racontaient ne tenait pas debout." (un autre extrait demain).


Dans un second temps, le récit revient au Rouaud qu'on connaît de "L'invention de l'auteur", celui qui réexamine la genèse de son premier récit familial et confie ses hésitations d'artiste. À l'époque de ce boulot au kiosque, il est encore sous l'influence des modes, le nouveau roman achève de s'expérimenter diversement, Rouaud tâtonne, mais les rencontres sont salutaires (Jérôme Lindon) et le chemin se fait : "Car la question qu'on pouvait poser aux maîtres du temps [l'avant-garde] qui jamais ne s'étaient confrontés au récit était celle-ci : comment pouvait-on ignorer le monde à ce point ?" Puis les descriptions de la pluie dans "Les champs d'honneur" germent au martèlement des averses sur le toit en plexiglas du kiosque, une pluie qu'il avait tout loisir de regarder tomber, il voit et entend celle du Campbon de ses origines : "Le kiosque patiemment recollait les morceaux de mon enfance". Il s'apprêtait à devenir soi, c'est-à-dire l'écrivain Jean Rouaud, cet "historien de poche" qui nous enchante depuis trente ans.

Une revue de presse (France Inter, janvier 2019) juge le livre merveilleux ou ennuyeux. Ni l'un ni l'autre, selon moi, je préfère reprendre les mots de Pierre Assouline : "... ces livres qui ne se présentent ni comme des romans, ni comme des récits, ni comme des essais, ni comme rien du tout d’ailleurs et dont les libraires ne savent pas toujours quoi faire tant ça les désempare alors que tant de ces livres nous ont emmené au plus loin et au plus profond de ce qu’on appelle encore « littérature » sans trop savoir de quoi il en retourne au juste." 
Car ils possèdent la musique intérieure à laquelle nous sommes tant attaché.

12 commentaires:

  1. le parcours de cet homme est vraiment passionnant à découvrir à travers ses livres, un auteur que j'aime beaucoup et que j'ai eu un grand plaisir à lire il y a peu à propos des grottes préhistoriques

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    1. Je pense qu'Assouline mentionne ce livre sur les grottes dans son article (cf lien du billet). J'y viendrai probablement. Rouaud est un écrivain qui m'a marqué et qui m'accompagne régulièrement.

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  2. Tout à fait d'accord avec Assouline (et d'ailleurs c'est souvent ce genre de livres qui me plait tant)
    C'est avec Kiosque que j'ai 'découvert' l'auteur, depuis j'en ai lu un autre, et compte bien continuer; Pas forcément de billet, car c'est souvent complexe à en rendre compte; Mais tellement du plaisir de lecture!

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    1. Oui, j'ai reporté ce billet depuis les fêtes parce que je ne savais pas trop quoi écrire, mais, comme vous, le plaisir de lire l'auteur est bel et bien là, au point d'en faire un de mes plus lus.

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  3. Et dire que je ne l'ai toujours pas lu... J'aime beaucoup Jean Rouaud qui porte en lui tout un monde.
    Bonne journée.

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    1. Tout un monde, son univers familial et la littérature sur lesquels il peut écrire longuement, sans lasser. Bonne journée.

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  4. Je ne connais pas du tout ce roman inclassable, hors catégories, cela titille mon intérêt. je m'en vais lire l'extrait, merci, bon week-end

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  5. Voilà qui me donne envie de le lire. Il semble qu'il y ait de moins en moins de kiosques en France, à la télévision on montrait un vendeur de journaux qui s'est aménagé un kiosque ambulant (sur roues).

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    1. Moins de kiosques, car la presse écrite est en crise. En France, pour un tas de facteurs, dont la concurrence de la presse gratuite sur internet (Google, Yahoo,...). Puis en 2016, sept des onze plus gros milliardaires de France possédaient l'essentiel de la presse d'information : liberté de la presse ?
      J'aime les endroits où l'on vend journaux et magazines, j'y fus baigné jeune par mon père qui travaillait dans un dépôt alimentant aubettes et librairies à Liège. Il nous rapportait chaque jour journaux et magazines favoris. Cela ne m'a pas blasé, je garde aujourd'hui le plaisir de feuilleter/acheter/conserver des publications périodiques papier.

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    2. Vous avez raison, l'avenir de la presse écrite est menacé, en tout cas sur papier. Acheter un journal ou une revue deviendrait-il un acte de résistance ? Après des années au Soir, je suis abonnée à La Libre Belgique et c'est un plaisir quotidien de lire des nouvelles du monde et d'en apprendre plus sur des sujets juste répercutés dans les médias, sans analyse. J'ai un peu laissé tomber les revues, sauf en vacances ou quand vous signalez un numéro intéressant.

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    3. J'ai pas mal d'occupations mais si j'en avais le temps, je lirais volontiers un quotidien, je trouve que "La Libre" est un excellent choix, sinon "Le Monde" mais pas axé Belgique. Il m'arrive de les acheter en vacances notamment, si je les trouve. Pour ce qui est des analyses, j'apprécie aussi les revues.
      Je suis toujours heureux d'entendre conseiller des magazines, ainsi fin de l'année 2018 vous aviez signalé un hors-série de "Courrier International" (sur le temps) qui m'avait beaucoup intéressé ; je l'ai conservé bien entendu.
      Question : "La Libre", vous la lisez en version papier ? Personnellement je préfère.

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