30 mars 2020

Mots coupables

On dirait qu’une paroi tout d’un coup s’est ouverte.
Par la fente quelque chose s’est engouffré,
venu d’ailleurs…
(Nathalie Sarraute) 

"Lui : C'est beau, tu ne trouves pas ?
Elle, hésitante : Oui..."

C'est précisément là, entre ces deux répliques, que se glisse le tropisme. Il va déterminer la suite des dialogues entre les parents et leur fils : troubles, questionnements et désarrois. La mère et le père sont embarrassés de dire "C'est beau" devant leur fils. Ça ne passe pas.

Ce n'est pas l'œuvre d'art désignée par ces mots qui compte – d'ailleurs on ne saura jamais de quoi il s'agit vraiment – mais la confusion éprouvée par des êtres si proches qui ne peuvent pas tout partager, certainement pas leurs goûts artistiques. "Et doivent nécessairement se meurtrir les uns les autres pour se construire en tant qu'individu", commente Arnaud Rykner dans la préface.

En disant c'est beau ou pas, en l'approuvant, on se désigne comme appartenant à tel groupe, tel clan, telle tribu : jeunes ou vieux, etc. On est juste après 1968 : conflit de générations ? C'est plus que cela. On retrouve la Sarraute qui glisse l'incapacité à dire le monde avec les mots, "parce qu'ils figent la sensation qu'ils prétendent désigner" (A. Rykner). On ne peut, on ne doit rien dire de telle merveille, non, surtout pas avec les paroles ordinaires. "C'est beau" est si banal, ne rend rien, pas plus que le "c'est chouette" du fils.

Difficile d'imaginer que ces dialogues duraient une heure et demie en scène (1975, théâtre d'Orsay) : "À peine une demie heure de texte si l'interprétation ne tenait compte, et ne devait tenir compte, de la partition invisible qu'a su lire, transcrire et exécuter en grand maître Claude Régy." (Dominique Jamet, "L'Aurore").

La version radiophonique de ce texte subtil est disponible sur France-Culture (J.P. Colas, 1972, diffusion avant la création au théâtre).

[Des sciences naturelles, "tropisme" est passé dans l'usage littéraire en parlant d'une force obscure, inconsciente qui pousse à agir d'une certaine façon (1914, André Gide). Nathalie Sarraute utilise le terme "tropisme" pour décrire un sentiment fugace, bref, intense mais inexpliqué.]

Sur Sarraute :
– "Il faut relire Nathalie Sarraute" dans "Le Nouveau Magazine littéraire" (oct 2019, p.62)
– Biographie par Ann Jefferson présentée dans "Quinzaines" (mars 2020, p.10)

2 commentaires:

  1. Je vais écouter avec plaisir et attention.
    Quelle intéressante phrase celle que vous avez mise en début de billet, merci pour tout, j'essayerai donc de vous dire après écoute.
    Bonne journée Christian.

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    Réponses
    1. Je trouve que le dossier joint au Folio Théâtre enrichit beaucoup la lecture/écoute. je vous l'envoie.
      Bonne journée, Colette.

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